En Syrie, dans la région à majorité kurde du nord-est du pays, un village unique en son genre est en train de voir le jour : conçu par et pour les femmes, il sera interdit aux hommes
JINWAR, Syrie – La petite route de campagne semble ne mener nulle part. De part et d’autre, des champs à perte de vue, verdis par l’arrivée du printemps. Dans le rétroviseur, les massifs kurdes de Turquie s’estompent.
Soudain, une piste en terre apparaît sur la droite et, quelques mètres plus loin, un portail, ouvert. À son sommet, en fer forgé, six lettres aux couleurs vives : Jinwar. En kurde, cela signifie « le lieu des femmes ».
Kalachnikov en bandoulière, les cheveux recouverts d’un tissu fleuri, Siham, vêtue d’un treillis militaire, garde les lieux.
« Les travaux finis, il n’y aura plus que les femmes et leurs enfants »
Aux abords des maisons en construction, c’est pourtant la présence d’hommes qui saute aux yeux. Sur une terrasse ombragée, deux ouvriers en t-shirt s’affairent à couler du béton sous l’œil inquisiteur de Faraşin, la maîtresse d’ouvrage. Sa voix douce peine à se faire entendre au milieu du vacarme imposé par le générateur. La veille, un évier a été installé à la mauvaise hauteur. « On va le remplacer » s’excuse un ouvrier, une truelle à la main.
Sur les trente maisons prévues dans le projet initial, vingt-et-une ont déjà vu le jour. « En temps normal, de nombreuses femmes viennent aider, mais hier, une tempête de sable a été annoncée alors elles sont restées chez elles », justifie Faraşin, les mains sur les hanches.
« Nous avons besoin d’eux pour les tâches les plus physiques, mais une fois les travaux finis, il n’y aura plus que les femmes et leurs enfants. Le village sera interdit aux hommes »
– Faraşin, maîtresse d’ouvrage
Pour l’instant, le village ressemble à un petit lotissement peu attrayant. Les maisons de plein pied, faites de terre et de paille, font face à une salle de réunion et à une aire de jeux à laquelle de jeunes enfants ont déjà donné vie. Bientôt, Jinwar sera doté d’un puits.
Rémunérés à la journée, une vingtaine d’hommes sont à l’ouvrage. « Nous avons besoin d’eux pour les tâches les plus physiques, mais une fois les travaux finis, il n’y aura plus que les femmes et leurs enfants. Le village sera interdit aux hommes », précise Faraşin.
Le village de Jinwar, à 230 kilomètres au nord-est de Raqqa, est un projet né de la volonté d’une poignée de femmes syriennes, en majorité kurdes mais pas uniquement, réunies dans un comité où la prise de décision est collective.
Rumet, les cheveux noirs et courts, est l’une des membres fondatrices. « Nous avions l’idée de créer un village uniquement pour les femmes bien avant que la guerre n’éclate car il y avait une vraie demande.
« Au Moyen-Orient, les femmes ont en théorie beaucoup de droits mais, en réalité, à cause des mentalités, les hommes ne les respectent pas. Les femmes subissent les mariages et les grossesses sans consentement », poursuit-t-elle. « C’est une grande injustice. Avec le conflit, les choses ont empiré : elles ont été très durement touchées, physiquement et psychologiquement ».
Conçu pour accueillir les femmes divorcées, battues, violées et les veuves de guerres, le village suscite beaucoup d’intérêt. « Huit femmes ont déjà confirmé leur souhait de vivre ici et beaucoup d’autres nous disent y réfléchir. Le plus dur pour elles, c’est d’en parler à leurs proches et leur faire accepter ce choix. »
« La vie avec les hommes ne m’intéresse plus »
Dicle, 25 ans, a déjà les clefs de sa future maison. « Mon choix est irrévocable, la vie avec les hommes ne m’intéresse plus ». Derrière le timide sourire qui vient ponctuer toutes ses réponses se cache un passé difficile à verbaliser. Mariée de force à 14 ans, la jeune femme a connu les coups à répétition d’un mari violent, trois grossesses puis la guerre.
« Avant, ma vie ne m’appartenait pas, j’étais comme en prison. Aujourd’hui, je me sens libre et mon esprit est enfin apaisé »
– Dicle, future résidente de Jinwar
« On a quitté Damas pour se réfugier en Irak, dans un camp avec nos enfants. Là, il m’a trompée puis abandonnée pour se marier avec une autre femme ». Dicle fait alors le chemin en sens inverse, retrouve son pays et rejoint la région à majorité kurde du nord de la Syrie (Rojava en kurde), où elle sait qu’une révolution féministe est en cours.
« Avant, ma vie ne m’appartenait pas, j’étais comme en prison. Aujourd’hui, je me sens libre et mon esprit est enfin apaisé », confie-t-elle.
En attendant la fin des travaux, elle vit avec cinq membres du comité dans la seule maison équipée du village. Dans le salon, aucune décoration. Seul trône le portrait d’Abdullah Öcalan. « Ce que nous faisons ici, c’est uniquement mettre en pratique les idées développées par Apo », explique Rumet, la doyenne.
Apo, oncle en kurde, est le nom utilisé pour désigner le père fondateur du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). Groupe armé kurde, il est considéré comme terroriste par une grande partie de la communauté internationale dont la Turquie, où il est emprisonné depuis 1999. Son idéologie repose sur trois piliers : une société autonome et démocratique, l’égalité de genre et l’écologie durable.
« Avec ce village, beaucoup de choses peuvent changer »
Nujin plonge la main dans la terre noire et en ressort un radis. La jeune Allemande de 27 ans a troqué ses habits de ville contre un large pantalon de randonnée tâché de peinture blanche et affiche un sourire qui ne la quitte jamais. Le prénom kurde par lequel elle se présente signifie « une nouvelle femme ». À son arrivée il y a un an, une Kurde du village le lui a attribué.
« Au début, je ne devais rester que quelques mois. Finalement, j’ai trouvé le projet si intéressant que je suis restée. Pour moi, ce village répond à beaucoup de questions de société », observe-t-elle.
« Ce projet influence les habitants de la région, petit à petit les opinions changent. Grâce à ce village, beaucoup de choses peuvent changer et j’espère que cela va donner des idées à d’autres »
– Rumet, l’une des membres fondatrices
Les derniers rayons de soleil donnent à la terre sa chatoyante couleur orangée. Autour de Nujin, les centaines d’arbres fraîchement plantés sont entrés en floraison. Abricotiers, oliviers, pommiers, orangers, citronniers, grenadiers offrent un îlot de verdure dans cette étendue de briques et de terre.
« Une des idées de base de Jinwar, c’est d’acquérir l’indépendance économique », explique la jeune femme, repoussant du dos de la main une mèche venue caresser son visage. Pour l’instant, le village existe grâce aux dons de coopératives de femmes de la région et de collectifs écologiques européens. À terme, les habitantes de Jinwar veulent pouvoir compter sur la vente des fruits et légumes sur les marchés environnants.
Au loin, Rumet guide un groupe de femmes drapées dans leurs abaya. « Le village accueille de nombreux visiteurs, hommes comme femmes. Ce projet influence les habitants de la région, petit à petit les opinions changent. Grâce à ce village, beaucoup de choses peuvent changer et j’espère que cela va donner des idées à d’autres. »
De l’autre côté du chemin, Siham a posé sa kalachnikov contre un mur. Munie d’un large rouleau, elle enduit de peinture blanche le mur de la future boulangerie.
« Au début, mon mari était réticent à l’idée que je vienne aider à construire ce village. On a neuf enfants, il ne comprenait pas pourquoi je voulais sortir de la maison. Aujourd’hui, son point de vue a complétement changé. Il vient lui aussi donner un coup de main de temps en temps. »
En aparté, Nujin tempère cet engouement : « à mon avis, quand il vient, c’est aussi pour vérifier ce qu’elle fait au village ».
« Moi, je ne crois pas à ce projet. Des femmes seules dans un village, ça ne me semble pas possible. Il faudra forcément des hommes autour pour les protéger »
– Imad, ouvrier
Agenouillé sur une terrasse, une scie circulaire à la main, Imad, l’un des ouvriers, coupe des carreaux. « Moi, je ne crois pas à ce projet. Des femmes seules dans un village, ça ne me semble pas possible. Il faudra forcément des hommes autour pour les protéger. »
Rumet, la doyenne, ne s’offusque plus. « Nous sommes ouvertes au dialogue, d’ailleurs, dans le futur, les hommes pourront venir participer à des séminaires, nous voulons débattre avec eux. »
Dans quelques années, les jeunes garçons élevés à Jinwar seront eux aussi devenus des hommes. Pourront-ils alors vivre dans le village ? Les femmes se laissent encore un peu de temps pour trouver une réponse.
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