Un monument à la mémoire des soldats du Сorps expéditionnaire russe ayant combattu sur le sol français en 1916-1918 a été solennellement inauguré le 29 mai au Mont Spin (ou mont Espin), qui fut témoin du remarquable courage et du sacrifice des militaires russes au cours de l’offensive Nivelle.
Les blocs de granit de l’Oural composant le monument, installé sur une butte située entre la rivière de la Suippe et le canal de l’Aisne à la Marne sur la RD 622, sont arrivés par camion il y a tout juste une semaine depuis la ville russe de Tambov et ont été assemblés sur place par les tailleurs de pierre venus eux aussi de Russie.
L’inscription sur l’une des faces rappelle que, le 19 avril 1917, la 3ème brigade du Сorps expéditionnaire russe a attaqué les positions fortifiées de l’armée allemande au sommet du Mont Spin. La butte, ainsi qu’un certain nombre de tranchées de défense, ont ainsi été tenues plusieurs heures avant de subir les féroces contre-attaques de l’ennemi. La 3ème brigade a perdu dans cette bataille près de 2 000 hommes.
À des kilomètres autour de ce monument la terre Champenoise regorge d’empreintes laissées par la Grande Guerre et notamment par l’épisode dramatique de l’offensive Nivelle, un échec particulièrement sanglant des Alliés. Sous ces champs, si paisibles en apparence, des milliers d’objets et de fragments de corps gisent encore. Cette terre, trempée de sang il y a plus de cent ans, continue de révéler ces traces macabres.
Ainsi, le 24 décembre 2016, lors de fouilles, le corps d’un soldat a été découvert dans un champ, près du Mont Spin et de la célèbre Côte 108, à mi-chemin entre les villages de Cormicy dans la Marne, et d’Aguilcourt dans l’Aisne. Ce soldat, fauché et mutilé sur les premières lignes allemandes le 19 avril 1917 lors de l’attaque du Mont Spin, est venu de loin, très probablement d’Ekaterinbourg ou de Tcheliabinsk, car, selon les conclusions des experts, c’est un membre de la 3e brigade du Сorps expéditionnaire russe. C’est cette dernière qui s’est battue en avril 1917 dans ce triangle formé par Cormicy, Berry-au-Bac et Aguilcourt.
En remontant le temps, on pourrait retracer le chemin de ce soldat, porté disparu pendant 100 ans et retrouvé par Pierre Malinowski (un ex-militaire, passionné d’histoire). Un combattant dont le nom restera à jamais méconnu, faute d’absence de plaque d’identification.
D’Arkhangelsk au Mont Spin
Commandée par le général Marouchevski, la 3ème brigade d’infanterie a été formée essentiellement à partir de paysans, recrutés à Tcheliabinsk et Ekaterinbourg (Oural), et devait rejoindre les Alliés dans les Balkans. À Ekaterinbourg, avant le départ, les officiers ont cotisé pour acheter un ourson, qui s’appellera Michka et sera un fidèle compagnon et la mascotte du Сorps expéditionnaire russe jusqu’à la fin de la guerre. La brigade a été acheminée vers le port d’Arkhangelsk (Nord de la Russie) afin d’embarquer sur les sept bateaux militaires français qui ont traversé la mer de Norvège, la mer du Nord et La Manche pour débarquer dans les ports de Brest et de La Rochelle en août 1916. Les troupes ont ensuite été envoyées d’abord à Marseille pour prendre la direction des Balkans, mais, face à la situation extrêmement compliquée sur le front de l’Ouest, le chef de l’état-major français a demandé au général Marouchevski de rejoindre le front en Champagne, où la première brigade du Сorps expéditionnaire russe menait déjà des batailles.
Сorps expéditionnaire russe en France
Archives de Gérard Gorokhoff et Andreï Korliakov
En octobre, la 3ème brigade a ainsi gagné la ligne de front dans le secteur de Reims et ne l’a pas quittée pendant les cinq mois suivants, résistant héroïquement aux Allemands.
L’unité a subi des attaques au gaz, dont celles du 31 janvier 1917 furent particulièrement meurtrières. Même Michka, qui a survécu aux attaques en enfonçant son museau dans la neige, a dû être évacué pour un cours de réhabilitation.
Après un bref repos en mars 1917, les hommes de la 3ème brigade sont remontés au front où ils ont tenu les positions du fort de la Pompelle et de la ferme dite « Les Marquises » jusqu’à la mi-avril 1917.
L’héroïsme presque oublié
Gérard Prévot, maire d’Aguilcourt, la commune qui a accueilli le nouveau monument, a débuté son intervention à la cérémonie du 29 mai en rappelant que le mois d’avril 1917 a causé la perte de plus de soldats russes au sein des deux brigades, lors de la terrible offensive Nivelle. Et si la 1ère brigade est souvent citée par les historiens (car elle a été à l’origine de l’un des seuls succès du 16 avril en libérant le village de Courcy, près de Reims, au prix de plus de 2 200 morts, blessés ou disparus), le sort tragique de la 3ème brigade est peu évoqué.
Gérard Prévot
Maria Tchobanov
M. Prévot a par la suite retracé dans son discours les événements saillants qui ont coûté la vie à des milliers de soldats russes en l’espace de deux jours. En effet, la 3ème brigade fa étét chargée d’attaquer le 16 avril 1917 le mont de Sapigneul et la Côte 108 près de Berry-au-Bac. À 6h00, les soldats russes se sont ainsi élancés vers les tranchées de la première ligne et sont parvenus, malgré de terribles pertes, à occuper la Côte 108, ainsi que le mont de Sapigneul.
En fin de journée, décimés, à court de munitions et sans renfort, ils ont rejoint leurs tranchées de départ, mise à part la côte 108 qui sera gardée par les troupes Françaises jusqu’en 1918.
Durant deux jours, ils se sont réorganisés afin de lancer une attaque frontale sur l’imprenable Mont Spin. Le 19 avril, à 14h54, les soldats russes se lancent avec 6 minutes d’avance par rapport au plan de l’attaque. Malgré les mitrailleuses allemandes qui font un carnage, la 3ème brigade enfonce avec courage la première ligne allemande. La deuxième est conquise après une âpre lutte à la baïonnette.
L’objectif est proche, le bataillon du centre pénètre dans le bois en dentelle à gauche du Mont Spin et occupe les tranchées de troisième ligne. Les Russes font des centaines de prisonniers des régiments prussiens.
Après un combat acharné, le Mont Spin est à deux doigts de tomber. Cependant, les Russes oublient dans leur élan de nettoyer les abris souterrains des tranchées conquises. Les Allemands sortent des sapes avec leurs mitrailleuses et commencent leur travail de mise à mort. C’est un massacre.
Assaillis de toutes parts, sans appui des troupes françaises qui ne sont pas sorties des tranchées, les militaires russes sont anéantis. Les quelques survivants courent vers les premières lignes françaises et, au final, seul quelques hommes rejoindront la tranchée de départ. Bilan : 2 069 tués ou blessés et plus de 450 disparus.
« Cette attaque méconnue du 19 avril 1917 représente le prix du sacrifice de ces soldats venus de si loin pour se battre pour la liberté, pour notre liberté », a ainsi résumé Gérard Prévot.
Le devoir de mémoire
Alexey Mechkov, l’ambassadeur de la Russie en France, a tenu à remercier tous ceux qui ont contribué à l’aboutissement du projet de création de ce lieu de mémoire commune, dédié aux Russes, venus de loin sur le sol français pour y laisser leurs vies en défendant la liberté en Europe. Il a souligné l’aide inestimable qui avait été apportée par la municipalité d’Aguilcourt, par le propriétaire du champ, qui a accordé un emplacement pour la stèle, par la Direction régionale des douanes, qui a facilité le transport des pièces composant le monument, et par le sponsor du monument – la Fondation Saint-André.
Pierre Malinowski
Maria Tchobanov
De son côté Pierre Malinowski, dont la découverte a servi de point de départ pour ce projet de la réhabilitation du mémoire, a été décoré par l’ambassadeur russe d’ene médaille du Ministère de la Défense russe Pour les mérites de la perpétuation de la mémoire des défenseurs défunts de la patrie.
M. Malinowski se dit satisfait du résultat de ses efforts qui ont abouti à la création du monument qui sort de l’oubli l’exploit des soldats russes, qui fait partie de l’histoire de la Grande Guerre. « Maintenant il y a un peu plus de la Russie en France et d’amitié franco-russe qui dépasse les clivages politiques. Je suis ravi de voir tous ces gens qui éprouvent le respect et la gratitude à la Russie », a dit l’historien, en avouant qu’il travaille sur un nouveau projet, qui consiste à extraire un avion de l’escadron Normandie-Niemen avec la dépouille d’un pilote français du marais à Smolensk pour ramener son corps en France.