En Afrique, le monde des affaires s’accorde de plus en plus au masculin et au féminin. Mais alors qu’une majorité écrasante d’hommes dominent toujours dans les hautes sphères entrepreneuriales, Dr Bineta Diop, appelle à une mobilisation des femmes. Fondatrice de l’ONG Femmes Africa Solidarité (FAS) et du Centre panafricain pour le genre, la paix et le développement, cette Sénégalaise d’origine exerce également comme envoyée spéciale de l’Union Africaine (UA) pour les droits des femmes. Son travail lui a valu plusieurs distinctions dont son apparition dans le top 100 des personnalités les plus influentes du continent par le magazine américain Time en 2011, la Légion d’honneur décerné par l’Etat français et un doctorat honoris causa de l’Université pour la paix en 2012, ainsi qu’un prix spécial de la fondation Chirac en 2013. Entretien.
La Tribune Afrique : La femme africaine, qu’elle soit salariée ou entrepreneure, est de plus en plus dynamique, reconnue pour son expertise, son talent et ses qualités… A votre avis, le combat pour les droits des femmes sur le continent est-il en train d’être gagné ?
Dr Bineta Diop : Nous avons récemment fait la revue, au mois de mars, de la plateforme de Pékin pour voir quelles sont les résultats que nous avons réellement obtenus en tant qu’Afrique. Et je pense que nous pouvons examiner la situation selon deux angles, soit celui des optimistes qui estiment le verre à moitié plein, soit celui des pessimistes pour qui le verre est à moitié vide. Personnellement toutefois, je peux dire que l’Afrique fait des avancées. D’abord au niveau politique, car je pense que c’est à ce niveau qu’il faut initialement gagner le combat, pour que la femme puisse être là où les droits s’octroient, là où les décisions se prennent sur le continent. Aujourd’hui, nous avons beaucoup de femmes ministres des finances, elles sont dans les parlements (Rwanda 50%, Sénégal 47%…).
Après le politique vient donc l’économie où l’entrepreneuriat joue un rôle clé. Et là encore, je crois qu’il y a également des avancées, parce que les femmes se rendent compte que si elles ne sont pas dans ces sphères économiques, elles n’avanceront pas. De manière générale, les droits économiques des femmes sont en train d’être acquis et il faut les soutenir. Ce qui manque cependant, à mon avis, c’est d’aller là où sont les ressources et voir comment ces femmes entrepreneurs sont soutenues. Il y a toujours ces mamans qui travaillent dans l’agriculture (70%), mais qui sont absentes du secteur de l’agribusiness, au niveau supérieur. Quelques pays seulement se démarquent, c’est le cas notamment du Maroc qu’on peut applaudir au niveau de l’entrepreneuriat féminin, le Sénégal également ou encore l’Afrique du Sud… Mais ce n’est pas suffisant.
Pourtant en Afrique aujourd’hui, ce sont les femmes qui sont en train de gagner la bataille du paiement des crédits, parce que socialement la femme africaine craint la dette pour l’impact que cela pourrait avoir sur sa famille ou sa communauté. Donc les femmes remboursent. On le voit avec les micro-crédits dans la micro-finance.
Mais comme je dis toujours, pourquoi associe-t-on toujours la gente féminine au micro ? Qu’y a-t-il de micro en nous les femmes ? Rien du tout ! Mais on dit toujours micro-femme, micro-ceci, miroc-cela… Et c’est à ce moment que les femmes entrepreneures disent : « nous sommes capables ». Au Nigéria, il y a des femmes millionnaires qui sont dans l’industrie extractive, qui sont dans des domaines importants pour l’économie. Il y’a de plus en plus l’émergence d’une classe de businesswomen de très haut niveau, pas seulement au niveau micro. Le micro-crédit, les tontines, c’est bien, car cela permet aux femmes de s’occuper de leurs enfants, de payer leurs études…mais ce n’est pas suffisant. Il faut que les femmes aillent là où l’argent est, là où les hommes sont, là où Dangote est, là où les autres sont ! C’est là-dessus qu’il faut mettre l’accent !
Pour accroître cette catégorie de businesswomen, quels sont les obstacles à ôter selon vous, car nombreuses sont celles qui y sont encore confrontées ?
C’est la majorité des femmes qui ne sont pas encore arrivées au haut niveau de l’échelle et ce, pour différentes raisons. D’abord il y a un club d’hommes qui est là et qui établit un plafond de fer (je ne dirais pas de verre, mais de fer) qui empêche de nombreuses femmes d’émerger. Dans ces clubs généralement fermés, les hommes se voient et prennent des décisions. Vous savez, contrairement à ce qu’il parait, les décisions, surtout dans le monde des affaires, se prennent au café. « The deal is outside » comme disent les anglophones. Quand ils se voient à l’extérieur des bureaux, quand ils sont là en train de prendre un café, c’est là qu’ils décident.
La femme, le soir après le travail, ne va pas au café. Elle ne va pas au bar, parce qu’elle a sa famille à gérer, etc. Donc le cercle que les hommes ont créé exclut la femme. Au tour de la table, on lui demande de prendre des notes et elles pensent que tout est fait autour de ces notes-là. Mais quand ils sortent, les hommes défont tout ce qu’ils ont fait autour de la table et le refont ailleurs. A ce moment, la femme est exclue. Donc il y a les barrières sociales, les barrières créées par les hommes qui demeurent.
Nos enfants ont fait les meilleures études, dans les meilleures écoles. Et l’Afrique maintenant dispose de très bonnes écoles, que ce soit des instituts de management ou autres. On n’a plus forcément besoin d’aller aux Etats-Unis ou ailleurs, on a des écoles en Afrique qui produisent des intellectuels et des managers de très haut niveau, y compris nos filles que nous encourageons à aller vers les nouvelles technologies, les sciences, parce que c’est là où l’Afrique a le plus besoin de compétences. Cependant, nous savons très bien que les barrières sociales et culturelles sont encore là. Nous savons aussi que l’homme ne veut pas que la femme soit réellement autour du système économique. Mais comme en toute chose, les femmes doivent se battre. Si nous croyons qu’on va nous laisser le gâteau, c’est une erreur, personne ne le fera. Que ce soit en politique ou en affaires, il faut aller l’arracher. Ces droits, il faut les revendiquer.
Certaines femmes y arrivent vraiment parce qu’elles ont des qualifications, parfois mieux même que les hommes. Mais d’autres, bien que formées dans les meilleures écoles, disposant d’expériences pointues doivent se battre pour être dans les cercles de décisions.
Passage obligé alors ?
Il y a deux étapes qui vont de pair. La première chose, c’est qu’il faut des lois, des actions qui font que la petite fille reste à l’école, qu’il n’y ait pas de mariage précoce, etc. Il faut protéger la jeune fille pour qu’elle étudie. Les gouvernements doivent le faire. Les politiques doivent créer l’accès pour que les femmes puissent s’épanouir, profiter de leurs droits tant socialement, qu’économiquement parlant.
Pour celles qui sont arrivées au même niveau que les hommes, qui ont les mêmes fonctions et parfois les mêmes salaires (parce qu’on sait très bien que même quand le travail est identique, le salaire ne l’est pas forcément), elles doivent former une coalition. Les actrices économiques d’aujourd’hui doivent apprendre des mouvements des femmes qui se sont libérées au niveau politique, au niveau social, etc. C’est au travers de mouvements qu’elles ont gagné la bataille et non individuellement. Il est donc nécessaire de construire des réseaux de femmes entrepreneures ayant des objectifs communs : promotion de la femme, mentoring d’autres femmes pour élever leur niveau et accroître leur nombre un peu partout sur le continent, …
Et le rôle du patronat selon vous ?
Les cheffes d’entreprises ont également un rôle à jouer, car de nombreuses africaines sont entreprenantes, mais le sont au sein d’organisations. Les patrons devraient engager des actions affirmatives. J’entends de nombreuses femmes dire : « je suis intellectuelle, j’ai étudié, je n’ai pas besoin d’actions affirmatives ». Mais il y en a qui sont laissées pour compte, qui n’ont pas cette force pour se battre. Ce qu’il faut faire, c’est d’avoir cette ouverture au sein des entreprises, des grands groupes, une politique d’égalité, l’opportunité d’être là. L’action affirmative, ce n’est pas pour l’éternité. C’est réellement pour que le plus grand nombre de femmes puisse entrer dans les hautes sphères du business, que les gens soient culturellement habitués à les y voir et qu’ensemble, nous brisions ce toit non pas en verre, mais en fer, qui demeure en Afrique.
La jeunesse africaine a besoin de « role model ». Beaucoup d’hommes comme Aliko Dangote ou d’autres sont ceux que les jeunes regardent, à qui ils rêvent de ressembler et dont ils suivent le parcours de près et écoutent les conseils divulgués par la presse. Une catégorie de femmes de cette trempe émerge, mais les jeunes filles ont besoin qu’elles soient plus nombreuses. Les jeunes ont besoin de savoir comment braver les obstacles, arriver au sommet et s’y maintenir. Personnellement dans mon domaine social, j’ai passé ma vie dans des zones de conflit. Je vais là où personne ne va : Sud-Soudan, Soudan, Somalie,… Mais je ne l’ai pas fait en un seul jour, il m’a fallu de longues années. Et pour moi, c’est une mission comme je dirais qui m’a permis de lever beaucoup de barrières. Quand j’allais au Liberia en 1995, tout le monde me disait : « qu’allez-vous y faire ? ». Et je disais, suis-je meilleure que les femmes qui subissent les conflits dans ce pays ? Pourquoi devraient-elles subir et moi, qui suis Africaine, resterait les bras croisés ? Il faut y aller en solidarité. Et depuis lors, je n’ai pas cessé d’aller en solidarité là où il y a le feu, rencontrer les groupes rebelles, mais aussi donner de l’espoir aux femmes, aux jeunes …
Les jeunes ont besoin de voir des modèles qui arrivent à braver les barrières imposées par la société et le système. Je ne dis pas que j’en suis un, mais je suis passionnée par ce que je fais et je le fais avec dévouement au bénéfice de l’Afrique, parce que nous devons relever le défi de notre continent. Et je pense que dans le milieu de l’entrepreneuriat, les femmes doivent se dire : « Nous allons contribuer au développement de l’Afrique ».
Avec latribune