Ayant parcouru plusieurs milliers de kilomètres dans cette immense contrée (ce qui, sur la carte, ne semble au final que peu de choses en comparaison avec ce territoire semblant sans frontières), j’ai eu l’occasion d’expérimenter le fétiche des voyageurs russes : le platzkart, ou wagon-couchettes, qui représentait tout de même 65% des trajets ferroviaires nationaux en 2017. Si en le découvrant j’y ai tout d’abord vu un mode de transport comme un autre, abordable et populaire, au fil des trajets s’est ouvert à moi un monde bien à lui, avec ses propres règles, mœurs et traditions. J’ai alors compris qu’un déplacement en train russe était un voyage en soi, dépaysant et parsemé d’aventures et de rencontres. Aujourd’hui, c’est par conséquent avec le plus grand des plaisirs que je vous fais monter à bord, pour que vous puissiez appréhender au mieux vos futures péripéties, et pourquoi pas un jour emprunter le mythique Transsibérien.
Une question de tactique
Avant toute chose, sachez qu’à l’achat même de votre billet, il vous faut prévoir avec stratégie votre futur trajet en train. Si la simple vue du terme « promiscuité » vous donne la chair de poule, vous devriez peut-être arrêter ici la lecture de cet article et opter pour une place en wagon-luxe (compartiments tout confort pour 1 ou 2 personnes) ou, à la rigueur, en « koupé » (compartiments de 4 personnes), plutôt qu’en platzkart.
Mais ce n’est pas tout ! Si vous choisissez tout de même ce dernier, il vous faut à présent sélectionner votre couchette : En haut, en bas ? Parallèle ou perpendiculaire aux rails ? Un détail me direz-vous ? Que nenni ! Petite explication :
En haut : Si vous comptez passer l’ensemble du trajet au lit, c’est l’idéal, car vous n’y serez pas dérangé. En revanche, si ce n’est pas votre objectif (et qu’en plus vous êtes un lève-tôt ou un couche-tard), cela pourrait s’avérer problématique. En effet, le passager se trouvant sur la banquette juste en dessous pourrait, le soir, vouloir se mettre rapidement au lit, ou, le matin, ne pas encore être réveillé, et il vous sera donc impossible de vous asseoir dessus (sur la banquette, par sur le passager). D’ailleurs, c’est lui qui héritera également de la place privilégiée, devant la tablette située entre les deux couchettes inférieures, proche de la fenêtre. Vous n’aurez donc accès ni à la table, ni à la fenêtre. De plus, je déconseillerais la couchette supérieure aux claustrophobes (voire aux personnes souffrant de vertige aigu).
En bas : Ici, c’est tout le contraire. Si vous êtes du genre à vous prélasser sous la couette toute la journée, gardez à l’esprit qu’à un moment ou à un autre, il faudra tout de même autoriser votre voisin du dessus à descendre de son perchoir et à profiter au moins un peu de votre banquette.
Parallèle aux rails : Il est maintenant question des deux couchettes superposées longeant le couloir. C’est un choix intéressant car, que vous soyez en haut ou en bas, une fois la couchette inférieure repliée, vous aurez un accès égal à la tablette, celle-ci étant entourée de deux sièges. Néanmoins, en vous trouvant le long du passage vous subirez les va-et-vient incessants des voyageurs se rendant, par exemple, aux WC. Vous y aurez donc une intimité bien moins conséquente (si tant est que l’on puisse encore parler « d’intimité » dans ce wagon). Aussi, lorsque vous serez allongé, le mouvement du train exercera sur votre corps une force qui aura tendance à vous ratatiner vers l’avant de votre couchette, une sensation pas des plus agréables.
Perpendiculaire : Vous vous retrouverez donc dans ce bloc de quatre couchettes, formant une sorte de compartiment sans porte. S’il est vrai que vous y serez moins perturbé par les passages des autres voyageurs, il vous faudra ici être en mesure de supporter la proximité avec vos voisins directs, qui seront à côté et en face de vous. Si vous ne réussissez pas à briser la glace, vous attendent donc de longues heures où vous serez amené à vous fixer dans le blanc des yeux et à tenter de fuir du regard en scrutant les paysages au dehors. Autre inconvénient : si vous êtes d’une taille relativement importante, il n’est pas à exclure que durant votre sommeil vos pieds dépassent de la banquette pour empiéter sur le couloir et que certains passagers peu délicats vous bousculent en empruntant ce dernier.
Le kit du passager averti
Lorsque votre périple en train dure une trentaine d’heures (voire bien plus), ce qu’il vous faut absolument planifier méticuleusement, ce sont vos repas ! Bien entendu il vous sera toujours possible de vous réfugier dans le wagon-restaurant ou d’acheter quelques boissons, glaces et autres en-cas auprès de l’hôtesse de votre voiture, néanmoins, il est préférable de prévoir à l’avance de quoi vous sustenter, ces deux alternatives étant relativement onéreuses.
D’ailleurs, les repas sont ici un véritable rituel et il n’est pas rare quе, encore endormi, vous sentiez arriver à vos narines quelques effluves de saucisse, d’œuf ou de poulet. Ne soyez donc pas embarrassé à l’idée d’extirper de votre sac un bon vieux camembert. Son odeur devrait de toute manière rapidement être évincée par celle des poissons que certains passagers achètent parfois sur les quais lors des longues haltes. En outre, sachez que la tradition veut que l’on partage sa nourriture avec les autres voyageurs. Cela ne se fait pas automatiquement, mais si vous êtes parvenu à sympathiser avec l’un d’entre eux, il vous proposera à coup sûr de déguster quelques viennoiseries ou crudités, à moins que cela ne soit de l’appétissante gelée de viande (kholodets)…
Pour ce qui est de l’habillement, j’ai remarqué une évolution dans ma manière de me vêtir au fil de mes voyages en train-couchettes. Au tout début, j’avais la fâcheuse manie d’y porter des tenues qui, bien qu’idéales pour une balade en ville, s’avèrent rapidement inconfortables. Aussi, petit à petit, j’en suis venu à porter des vêtements plus amples, plus légers, jusqu’à … simplement adopter le style « pyjama » qu’arborent, sans gêne aucune, les passagers locaux. En effet, le dress code se compose ici de joggings, t-shirts, débardeurs et autres sandales. Ce n’est pas le summum de la classe, mais je vous le promets, on s’y sent de suite bien plus à l’aise.
Concernant les affaires de toilette, sachez que dans ce type de wagons vous n’aurez accès qu’à deux cabines de WC équipées d’un lavabo. Oui, même si votre trajet dure huit jours, de Saint-Pétersbourg à Vladivostok, vous n’aurez pas l’occasion de prendre de douche. Si en hiver cela ne semble pas si dérangeant, en été, lorsqu’il fait 40° dehors, cela peut rapidement se transformer en véritable cauchemar. Je vous conseille donc de vous munir d’un gant (en plus de votre brosse à dents etc) afin de préserver un minimum de dignité en vous débarbouillant tant bien que mal dans cette étroite et brinquebalante salle de bains de fortune. Pas besoin de serviette cependant, vous en recevrez une petite avec votre taie d’oreiller et vos draps (notez qu’il s’agira parfois d’un simple morceau de tissu). À ce propos, gardez à l’esprit qu’une règle officieuse veut qu’une fois que vous souhaitez défaire votre lit de manière définitive (pour l’ensemble du trajet), vous apportiez ce linge, plié, à l’hôtesse, dont la cabine se trouve en tête de wagon.
Lieu de rencontres hautes en couleur
Au vu du nombre d’heures que vous êtes susceptible de passer à l’intérieur, il est fort probable que vous soyez amené à faire connaissance avec vos compagnons de route. En fait, après les auberges de jeunesse, le train est, en Russie, certainement le meilleur endroit pour rencontrer des locaux lorsqu’on est étranger. Je me rappelle encore par exemple cette fois où, après une visite de Moscou, je suis revenu à Nijni Novgorod, où j’étudiais alors, par la voie ferrée. Une amie était censée me rejoindre à bord, mais elle était en retard, et mon train sur le point de se mettre en chemin. Quelques minutes après avoir fait part de ce souci à l’hôtesse de mon wagon, celle-ci est revenue vers moi et m’a annoncé, enthousiaste, que mon amie était finalement parvenue à nous rejoindre à temps. Elle m’a alors désigné une imposante quinquagénaire trainant péniblement ses valises derrière elle. Plutôt cocasse, cette situation a aussitôt provoqué l’éclat de rire du jeune homme assis en face de moi, et bien évidemment le mien. Au final, j’ai discuté avec lui durant tout le trajet, près de six heures, même une fois les lumières éteintes et l’ensemble des passagers endormis. Nous sommes ensuite descendus à Nijni, avons marché, puis pris le bus, avant de nous quitter à deux rues de chez moi.
Et de telles rencontres ne sont pas des cas isolés, dans ce pays le train est connu pour être un lieu de convivialité et de partage. Je pense d’ailleurs avoir peu de risques de me tromper en affirmant même que la Russie est la nation où le train possède la plus forte symbolique, il s’agit d’une véritable institution, chère aux yeux des habitants.
Les passagers ne sont toutefois pas toujours aussi simples à supporter et certaines exceptions viennent parfois mettre un peu de piment dans le trajet. Sans m’attarder sur le cas des deux hommes saouls (la consommation d’alcool est interdite en dehors du wagon-restaurant) qui, alors que j’étais en direction d’Oufa, au Bachkortostan, ont malencontreusement renversé du thé brûlant sur une jeune fille et en ont insulté une autre, avant que la police ne viennent les cueillir à leur descente du train, certains voyageurs semblent se sentir ici tellement à l’aise (et il faut dire que l’environnement y invite), qu’ils en oublient les règles de vie en communauté. Ainsi, une autre fois, alors que je me rendais à Mourmansk, dans le Grand Nord russe, j’ai eu pour voisin un jeune amateur russe de rap français (n’est-ce pas d’ailleurs un comble que de se rendre aux confins du monde pour avoir à endurer cela ?) et de jeux vidéo. Jusqu’à 3 heures du matin, il est ainsi resté éveillé, à cliquer frénétiquement sur sa souris et à écouter de la musique de qualité douteuse qui, bien que dans ses écouteurs, résonnait jusque mes oreilles, pour mon plus grand malheur.
Tuer le temps? Rien de plus simple
Si vous ne parvenez pas à sympathiser avec vos co-passagers, rien de bien grave, les activités pour passer un agréable voyage ne manquent pas. Être, de longues heures durant, plus ou moins coupé du reste du monde est l’occasion idéale pour vous adonner à la lecture, à la méditation, ou simplement à la contemplation des paysages défilant sous vos yeux (À ce propos, j’aime à espérer qu’un jour, en scrutant les interminables forêts longeant les chemins de fer, j’apercevrai un véritable ours…).
Si vous êtes un accro des nouvelles technologies, sachez toutefois que des prises sont disponibles et qu’avec un peu de chance votre wagon sera équipé d’une connexion WiFi, mais ne comptez pas trop là-dessus. Gardez en outre à l’esprit que fumer à bord des trains est, depuis avril 2014, passible d’une amende.
Vous pouvez également rattraper vos heures de sommeil manquantes et dormir toute la journée, personne ne vous en tiendra rigueur. En effet, s’il est habituellement très mal vu d’être oisif en Russie, le train semble à cet égard être une sorte d’exutoire, où chacun laisse libre cours à sa paresse, dans la plus grande indifférence générale.
Mais ce qui anime avant tout ces périples sur les rails de Russie ce sont les petits imprévus : les patrouilles de police vous réveillant tendrement au petit matin en vous secouant les jambes pour que vous leur présentiez vos papiers, ces arrêts de quelques minutes dans de petites gares où des babouchkas vous attendent pour que vous achetiez confitures savoureuses, pirojkis encore chauds et autres baies fraîchement cueillies, ces trajets où vous fermez les yeux au Tatarstan ensoleillé et les rouvrez le lendemain dans la région de Nijni Novgorod sous un mètre de neige,…
Le trajet en train russe est un voyage en soi, capable de se suffire à lui-même. Ainsi, sans avoir descendu les marches de votre wagon, il vous sera possible de ressentir cette impression d’avoir effectué un lointain périple dans une contrée aussi dépaysante qu’unique. Un seul mot peut y mettre fin : « Terminus », et c’est ici même que s’arrête notre chemin.
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