Le 14 décembre 1825, des membres nobles de sociétés secrètes de Saint-Pétersbourg firent une tentative de coup d’État entrée dans l’histoire comme l’insurrection décembriste. Les conspirateurs cherchaient à empêcher Nicolas Ier d’accéder au trône et militaient pour l’abolition de l’autocratie et du servage. L’empereur punit sévèrement les rebelles : certains furent exécutés, d’autres envoyés en Sibérie.
Les épouses des « criminels d’État » se virent proposer le droit au divorce, mais elles préférèrent partager le sort de leurs conjoints et les suivirent en Sibérie. En renonçant à leurs statuts et privilèges, en se séparant de leurs enfants et proches, ces femmes devenaient épouses de bagnards, alors que les enfants qui pouvaient naître en Sibérie allaient devenir des serfs de l’État.
L’exploit des femmes russes fut salué par des écrivains, des poètes et des metteurs en scène. Pourtant, on se souvient rarement des Françaises qui figurent parmi elles : il s’agit des compagnonnes fidèles de trois décembristes – Annenkov, Ivachev et Troubetzkoï. Ce 8 mars, Journée internationale de la femme, RBTH propose de revenir sur les histoires émouvantes de leur vie.
Catherine Laval (Ekaterina Troubetskoï)
Portrait par Nicolaï Bestouzhev |
Catherine Laval est la fille d’une millionnaire russe et d’un émigré français employé au ministère russe des Affaires étrangères. La fortune familiale et le statut social assurent à la jeune femme une excellente éducation. Le tout Pétersbourg connaît le salon littéraire et musical de la famille au quai des Anglais, où se rend parfois l’empereur Alexandre Ier en personne.
Lors d’une visite à Paris, Catherine rencontre Serge Troubetskoï et séduit le jeune colonel par son intelligence et la finesse de ses propos. Les jeunes gens se marient et Catherine restera une amie fidèle de son époux pendant de longues années.
Après l’insurrection décembriste sur la place du Sénat, Serge Troubetskoï est arrêté. Catherine est la première des femmes de décembristes à décider de le suivre en Sibérie. Elle ne cède ni devant les pressions des fonctionnaires, ni devant les arguments de l’empereur, indigné par la décision « absurde » de la jeune femme qui pouvait encore réussir brillamment sa vie. Elle signe le statut des exilés au bagne, renonçant ainsi à sa noblesse et à ses biens, et suit son époux.
En exil, Catherine aide les bagnards, écrit pour eux des lettres à leurs familles, leur donne ses vêtements chauds, et même les bordures de fourrure de ses bottes, ce qui lui vaut une gelure aux pieds qui la tourmentera longtemps après.
Avant l’exil, la Française avait fait de nombreux séjours à l’étranger pour soigner son infertilité, mais dans le climat rude de Sibérie, les Troubetskoï ont leur premier-né, puis six autres enfants. Le sort récompense ainsi la femme courageuse pour son acte d’amour et de devoir.
Catherine Troubetskoï meurt 2 ans seulement avant l’amnistie des décembristes. Son époux et leurs enfants récupérèrent leurs titres de noblesse et s’installent à Kiev.
Jeanette Pauline Gёbl (Praskovia Annenkova)
Portrait par Piotr Sokolov |
Pauline Gёbl voit le jour en France. Son père, officier de l’armée de Napoléon, meurt quand Pauline a 8 ans. Sa mère se retrouve seule avec quatre enfants, déchirée par la douleur et le désespoir.
Les lois françaises de l’époque lui interdisent de disposer de sa fortune : celle-ci passe dans les mains des tuteurs, obligeant la famille de Pauline à mendier des moyens de subsistance. La petite fille envoie une pétition personnelle à Napoléon sans imaginer que, quelques années plus tard, elle deviendrait un sujet loyal de l’empereur d’un État ennemi de la France et devrait lui demander de décider son sort.
« Une fois, à Saint-Mihiel, j’étais entourée de mes amies qui, pour plaisanter, se choisissaient des fiancés en se demandant les unes aux autres qui elles voudraient épouser », écrivait Pauline Gёbl dans ses mémoires. « J’étais la plus jeune, mais quand mon tour est venu, j’ai répondu que je ne marierais qu’avec un Russe. Elles étaient toutes très étonnées par cette réponse, se sont beaucoup moquées de moi et ont trouvé mon désir étrange, car où me trouverais-je un Russe. Je l’ai, bien sûr, dit sans réfléchir, mais c’est étrange comment on peut parfois pressentir son destin. »
À 23 ans, la jeune femme part travailler comme modiste à Moscou où elle rencontre Ivan Annenkov. Les jeunes gens entament une relation. Le jeune homme noble, héritier d’une fortune fabuleuse, demande la jeune femme en mariage, mais, craignant la colère de la mère d’Annenkov, elle refuse.
Après les événements du 14 décembre, Annenkov est arrêté. La jeune Française parvient à obtenir une rencontre personnelle avec Nicolas 1er et, parlant en français, chose absolument inappropriée dans une conversation avec l’empereur, le supplie de lui permettre de suivre Annekov en Sibérie. Elle arrache son accord alors qu’elle n’est ni membre de sa famille ni son épouse.
Au moment des faits, le couple a déjà une fille que la Française laisse avec la mère de son amoureux avant de partir en Sibérie. Là, Pauline Gёbl et Ivan Annenkov peuvent enfin se marier. Pendant la cérémonie, les fers du prisonnier sont retirés pour être immédiatement remis alors qu’il est amené en prison. Le couple passe 30 ans en Sibérie et ce n’est qu’en 1856 qu’ils obtiennent le droit de quitter l’exil.
Camille Le Dantue (Camille Ivacheva)
Portrait par Nicolaï Kozlov |
Camille Le Dantue est la fille d’une gouvernante française employée par la famille noble d’Ivachev à Simbirsk (aujourd’hui Oulianovsk). Elle connaît Vassili Ivachev, brillant officier cavalier de la garde, depuis son plus jeune âge et l’aime secrètement. Le jeune homme est charmé par la jeune femme, mais l’écart immense dans leurs statuts sociaux lui interdit de penser au mariage.
Après le procès, le décembriste Ivachev perd ses titres de noblesse et ses biens, et la jeune femme décide alors d’avouer ses sentiments à sa mère. La mère de Camille accepte le choix de sa fille de partager le sort du condamné et écrit une lettre au bien-aimé de sa fille dans laquelle elle lui demande d’épouser Camille.
« Sera-t-elle heureuse avec lui dans sa situation actuelle, saura-t-il la récompenser par son affection pour ce sacrifice qu’elle fera pour lui, regrettera-t-il un jour ce qu’il a fait – toutes ces questions l’inquiétaient grandement », écrit Nikolaï Bassarguine, ami de Vassili Ivachev et décembriste, dans ses mémoires.
Ivachev accepte et la Française part en Sibérie rejoindre son futur mari. Le mariage des Ivachev se fait sans fers, les soldats présents ne portent pas d’armes.
Après le mariage, les jeunes obtiennent l’autorisation de vivre un mois dans la maison qu’Ivachev a construite pour sa future épouse. Ensuite, ils sont transférés en casemate.
Le bonheur des jeunes mariés est de courte durée : à 31 ans, Camille décède.
« Je n’ai plus mon amie qui consolait mes parents dans les moments les plus durs, qui m’a donné huit ans de bonheur, de fidélité, d’amour, et quel amour… Pure comme un ange, elle a cloitré sa jeunesse dans une prison pour la partager avec moi », écrit le veuf inconsolable dans l’une de ses lettres.
Un an après le jour de son enterrement, Vassili Ivachev s’éteint lui aussi.
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