Nous interprétons souvent cet attrait pour les chemises à fleurs et l’amour libre comme une réaction au consumérisme, mais même l’absence de supermarchés et de panneaux publicitaires a vu, au sein de la population soviétique, la naissance d’un fort intérêt pour le fait de fumer de l’herbe et de pratiquer du yoga. Intéressons-nous donc à comment les hippies ont ébranlé la rigidité du communisme soviétique et ont lutté pour leur droit à l’identité culturelle.
Qui étaient les hippies soviétiques?
« C’est nous, les représentants du nouveau mouvement. Ce mouvement sera le système des vraies valeurs ». C’est ainsi que s’est présenté un groupe d’artistes, musiciens, vagabonds et esprits libres à Vilnius (capitale de la République socialiste soviétique de Lituanie) en juin 1967. Il s’agissait alors de la première manifestation documentée de ce genre en URSS.
Ironiquement, ces électrons libres soviétiques étaient typiquement issus de milieux nantis et cosmopolites, étant donné que les seuls citoyens soviétiques à qui l’on accordait un accès aux choses considérées comme hippies étaient justement des membres de la nomenklatura (l’élite soviétique). L’un des meilleurs exemples de ce paradoxe est le guitariste Stas Namin, principal vocaliste du groupe Tsvety (Fleurs), surnommé « les Beatles soviétiques ». Namin a durant des années agi sans être inquiété par les autorités grâce à sa ligné, son grand-père, Anastase Mikoyan, ayant été un légendaire bolchevik arménien et une figure clef de la Révolution de 1917.
Le mouvement hippy soviétique s’est développé main dans la main avec l’arrivée, en Europe de l’Est, d’enregistrements occidentaux vendus sur le marché noir dans les grandes villes du pays. Alors que leurs contemporains américains étaient occupés à dénoncer le consumérisme, les hippies soviétiques faisaient cependant des pieds et des mains pour se procurer des jeans et avoir accès à de la musique interdite.
En dépit de cela, il serait faux d’affirmer que l’influence occidentale sur la communauté hippie soviétique en a fait une copie conforme de celle que l’on connaissait alors à l’Ouest. En effet, il n’y avait en réalité aucun contact entre les hippies soviétiques et occidentaux. En fait, les problèmes internes à l’URSS ont été tels du pétrole versé sur les étincelles du mouvement hippy : on peut aisément dire que cette communauté a été un aspect symptomatique de la morosité et du resserrement de l’emprise des autorités sur les milieux artistiques durant l’ère Brejnev. La jeunesse soviétique « a ressenti [de la part de l’État] une non sincérité et un manque d’affection », explique en effet l’historien Zivile Makaillene.
Le désir d’éprouver quelque chose au-delà de ce qui semblait être une promesse communiste vide (c’est-à-dire la « grandeur » du travail et du service militaire de l’homo sovieticus) a été la clef pour que se dessine un certain mécontentement chez la jeunesse. De nombreux hippies ont canalisé cela en une liberté de création et dans des doubles vies en tant qu’artistes lors des kvartirniks (fêtes dans les appartements) et dans des cafés tels que le Saigon à Leningrad, le Café Moscou à Tallinn et le Lira à Moscou (où le premier McDonald’s du pays a par la suite élu domicile). Les places des quartiers moscovites de Tchistye Proudy et Maïakovskaïa étaient également des points de rencontre populaires.
Pour d’autres, comme le groupe d’adolescents de Lvov qui ont formé la communauté de La République du Jardin Sacré, ce mouvement a été l’expression d’un total rejet de la modernité soviétique, une soif intarissable de s’échapper. Cette aspiration les a conduits à sortir et à se rendre là où le Fordisme et les normes sociales laissaient place aux concerts de plein air et aux matchs de football.
Traditions et croyances
La façon de penser des hippies soviétiques semblait tout droit sortie d’un roman de poche de Jack Kerouac : la spiritualité orientale du bouddhisme et de l’hindouisme était pour eux juste une occupation mentale durant leurs excursions en auto-stop, un moyen supplémentaire de s’échapper. Leur inclinaison pour la méditation orientale était toutefois classée « idéologiquement dangereuse » selon les enregistrements du KGB. Contrairement à de nombreux de leurs homologues occidentaux, les hippies soviétiques n’étaient en effet que peu susceptibles d’ajouter le maoïsme à la liste de leurs obsessions orientales. Encore plus dangereux était perçu leur penchant pour le christianisme, né du fait que celui-ci était interdit et donc clandestin en URSS.
Dotés de longues chevelures et d’habits usés, les hippies locaux ressemblaient par ailleurs à des saints d’Europe de l’Est et ont donc fait l’objet d’une disgrâce sociale à cause de cela. Si paraître débraillé est encore aujourd’hui considéré comme un trait négatif en Russie, à l’époque cela était dix fois plus accentué au milieu de la mode fade des années 70. Sans oublier que la société était influencée par la presse soviétique, qui publiait des articles qualifiant les hippies de « sales », « sans sexe », et « antisoviétiques ». Certains hippies ont même témoigné avoir été frappés par des passants dans la rue et avoir entendu qu’ils « avaient reçu une mauvaise éducation ».
Tout comme en Occident, la musique a été le principal mode d’expression de la culture hippie soviétique. Le mouvement comptait de nombreux intellectuels dans ses rangs, mais la littérature n’était cependant pas sur la ligne de front. À la place, ils tiraient leur inspiration des Janis Joplin ou Jimi Hendrix, qui passaient sur des radios étrangères, et les hippies s’efforçaient donc de faire de leur communauté un mouvement artistique afin de compenser le manque de bonne musique dans l’écosystème soviétique.
Beaucoup des jeunes groupes hippies, tels que Roubinovaïa Ataka ou Vtoroïé Dikhanié, se contentaient simplement de reprendre les titres d’artistes occidentaux, qu’ils entendaient sur les ondes étrangères. Le groupe psychédélique letton Menuets est même parvenu à faire une apparition à la télévision d’État en 1971. Par la suite, sont apparu des rockeurs tels que Vladimir Kouzmine et son groupe Dinamik, Boris Grebenchtchikov et le légendaire Viktor Tsoï, qui ne correspondaient pas nécessairement au label « hippy », mais qui ont tout de même été largement idolâtrés.
La musique était, bien entendu, destinée à faire face au même destin que toutes les autres pratiques hippies soviétiques : la dérision. L’un des hippies montrés dans le film Les hippies soviétiques a même été envoyé dans un service psychiatrique par sa propre mère en raison de sa réaction passionnée à l’album Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band des Beatles.
L’un des domaines, au sein duquel les hippies soviétiques ont cependant étonnamment bénéficié d’un traitement indulgent, a été celui de la consommation de drogues. Alors que l’État s’adonnait à de lourdes répressions, les hippies semblaient avoir trouvé, dans la marijuana, une faille dans le système. Comme l’a souligné le réalisateur Terje Toomistu : « Ce n’était pas un problème d’allumer un petit joint… car personne à cette époque ne savait exactement ce qu’était ce tabac à l’odeur étrange ». Le gouvernement, ignorant, s’est par conséquent montré aveugle sur la question du cannabis, principalement produit en Asie centrale. En ligne avec l’idéologie communiste, les hippies ont dont pu profiter de ce laxisme.
Une écharde dans le système
Que les hippies aient été l’incarnation d’un échec du système soviétique ou une simple alternative inoffensive, les autorités ont toutefois été claires sur le fait que leur culture n’était pas ici la bienvenue.
Le différend était principalement idéologique : la culture hippie n’était pas toujours ouvertement politique, mais sa simple existence était une entrave au succès de l’« ingénierie de l’âme humaine », que cela soit au travers de la force militaire ou l’apport de la modernité à la population. Après tout, il s’agissait souvent de pacifistes ne travaillant pas, et qui se rendaient volontairement dans des services psychiatriques pour être placés sous traitement sédatif à base de cannabis, uniquement pour éviter la conscription. Aux yeux du gouvernement, ils ne pouvaient donc pas prétendre être apolitiques.
Dans les hôpitaux psychiatriques, leur identité leur était retirée. « Pendant que je dormais ils m’ont coupé les cheveux. Puis, ils m’ont laissé partir », s’est rappelé un hippy de Lituanie. Les membres de la République du Jardin Sacré, ayant régulièrement été dénoncés aux autorités par leurs propres parents, ont de leur côté été envoyés à des réunions de prévention avec le Komsomol (organisation de la jeunesse communiste) local.
Leur musique « étrangère » était également une douleur constante pour le pouvoir qui s’efforçait alors de la terrasser sans pitié. En avril 1970, à Vilnius, puis à Moscou en juin 1971, le KGB a ainsi infiltré des concerts hippies. Lors de ces deux événements, des unités entières de policiers sont donc intervenues afin de procéder à de nombreuses arrestations. Ce concert moscovite est depuis devenu un événement annuel en plein air pour les hippies russes, dans le parc de Tsaritsyno.
Alors que les hippies d’URSS n’ont probablement jamais été plus que quelques milliers, ils ont réalisé beaucoup dans le but d’exposer les lacunes et l’hypocrisie de l’autoritarisme soviétique. Après tout, il s’agissait là d’un pays officiellement collectiviste, qui se déclarait pacifiste par le biais de sa participation au Conseil mondial de la paix, mais qui finalement se montrait moralement limité lorsqu’il était confronté à quelques communautés de guitaristes amateurs de yoga.
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