Le bras de fer entre la Grèce et l’Europe décortiqué par l’économiste Jacques Sapir.
Quel que soit le résultat de l’Eurogroupe qui doit se réunir le 22 juin, lundi prochain, il est désormais clair que le gouvernement grec, abusivement appelé «gouvernement de la gauche radicale» ou «gouvernement de Syriza», mais en réalité gouvernement d’union (et le fait que cette union ait été faite avec le parti souverainiste ANEL est significatif), a remporté des succès spectaculaire. Ces succès concernent tant la Grèce, où le peuple a retrouvé sa dignité, que les pays européens, où l’exemple donné par ce gouvernement montre désormais la marche à suivre. Mais, ce gouvernement, et c’est le plus important – dans la lutte sans merci qu’il a mené contre ce que l’on appelle par euphémisme les «institutions», c’est à dire pour l’essentiel l’appareil politico-économique de l’Union européenne, l’Eurogroupe, la Commission européenne et la Banque Centrale Européenne – a démontré que le «roi est nu». L’ensemble de la structure, complexe et peu transparente de cet appareil politico-économique a été mis au défi de répondre à une demande politique, et c’est avéré incapable de le faire. L’image de l’Union européenne en a été fondamentalement altérée. Quoi qu’il sorte de la réunion de lundi prochain, qu’elle se solde par un constat d’échec ou par une capitulation de l’Allemagne et du courant «austéritaire», ou même, ce que l’on ne peut exclure, par une défaite du gouvernement grec, l’appareil politico-économique de l’UE aura fait au grand jour la preuve de sa nocivité, de son incompétence et de sa rapacité. Les peuples des pays européens savent désormais où se trouve leur pire ennemi.
L’union européenne sans stratégie
Le gouvernement grec, dans le cours de la négociation qui a commencé dès la fin du mois de janvier dernier, a été confronté à la position inflexible de ces «institutions». Mais, cette inflexibilité a traduit bien plus un manque tragique de stratégie, et la poursuite d’objectifs contradictoires, qu’une réelle volonté. En effet, on a ainsi compris que ces «institutions» n’entendaient nullement céder sur le principe de l’Euro-austérité, une politique d’austérité à l’échelle européenne mise en place au prétexte de «sauver l’Euro». C’est pourquoi, elles ont adressé une fin de non recevoir au gouvernement grec dont les propositions étaient raisonnables, comme de nombreux économistes l’ont souligné. Les propositions faites par ces «institutions» ont été qualifiées d’équivalent économique de l’invasion de l’Irak en 2003 par un éditorialiste qui n’est nullement classé à gauche de l’échiquier politique. Il faut comprendre cela comme un terrible aveu d’échec. Une position a été publiquement défendue par les représentants de l’Union européenne, alors qu’elle n’était nullement fondée sur la réalité, et qu’elle n’avait pour sa seule défense que l’idéologie la plus étroite. Ces représentants ont été incapables de faire évoluer leurs positions et se sont enferrés dans un argumentaire très souvent mensonger tout comme le gouvernement américain s’était enferré sur la question des armes de destruction massive attribuées à Saddam Hussein.
Dans le même temps, ces «institutions» ont toujours proclamé leur volonté de garder la Grèce au sein de la zone Euro. Il faut ici comprendre l’immensité du paradoxe : on prétend une chose alors que l’on fait tout pour que son contraire survienne. Car, si les pays de l’Eurogroupe voulaient réellement que la Grèce reste au sein de la zone Euro, ils devaient reconnaître que le pays avait besoin d’un effort d’investissement important sur plusieurs années, et qu’il fallait donc que l’Eurogroupe finance ce plan d’investissement. Poursuivant ainsi deux objectifs contradictoires, à la fois l’austérité et la volonté de grader la Grèce dans la zone Euro, il est plus que probable que les «institutions» vont perdre sur les deux tableaux. La Grèce va sortir dans les faits de la zone Euro, et la politique d’Euro-austérité sera mise en échec, avec des conséquences politiques tant en Espagne qu’en Italie.
Le gouvernement grec, en tenant bon jusqu’à présent aux demandes des «institutions» européennes, fait éclater au grand jour la contradiction de la politique de l’Union européenne. Par son attitude, il en souligne l’incohérence. Mais, il met aussi en évidence une autre chose : la malformation congénitale de la zone Euro.
L’Euro, dangereux avorton monétaire
La question cependant se pose alors de comprendre pourquoi les «institutions» et, en leur sein des personnalités politiques comme Angela Merkel, Jean-Claude Juncker, François Hollande, ont-ils été incapables de voir que, faute de ce grand plan d’investissement qui permettrait à l’appareil productif grec de retrouver sa compétitivité d’avant la mise en place de l’Euro, la Grèce ne pouvait pas survivre au sein de la zone Euro. La réponse est assez simple : c’est la fragilité intrinsèque de la zone Euro elle-même, à laquelle s’additionne l’investissement tant politique que symbolique que ces dirigeants ont consenti dans sa mise en place.
L’Euro se présente comme une «monnaie unique» pour les pays qui l’utilisent. Cela se reflète dans la structure technique de l’Euro. L’existence des comptes target2 et de la compensation entre l’Euro «allemand», «français», «italien» ou «grec», montre bien que nous ne sommes pas en présence d’une véritable «monnaie unique» mais d’un système établissant une règle de fer quant à la parité relative des monnaies. En réalité, l’Euro est un régime de change fixe (comme l’était l’étalon-Or) déguisé en monnaie unique car il n’y a pas de fédéralisme budgétaire, fiscal ou social. La construction de ce fédéralisme économique est une des conditions nécessaires pour qu’une monnaie unique puisse fonctionner sur des territoires très hétérogènes.
L’idée que la mise en place de l’Euro allait, en raison même de ces absences d’institutions fédérales, provoquer le mouvement politique qui conduirait à leur construction s’est avérée fausse. J’ai le plus grand respect pour ceux qui, au sein des économistes, continuent de plaider pour la mise en place de ces institutions fédérales, mais c’est un respect qui est bien plus justifié par leur obstination que pour leur intelligence. Ils sont obstinés, en effet, mais la réalité a tranché. Il n’y aura pas de construction fédérale, et l’Euro sera condamné à n’être qu’un avorton monétaire, dont la survie n’engendre que des crises à répétition. Et cette démonstration nous la devons au gouvernement grec.
L’Euro, fausse «monnaie unique»
Mais, le gouvernement grec a fait une troisième démonstration, celle de la fragilité intrinsèque de l’Euro. S’il y a bien quelqu’un qui a conscience de l’extrême fragilité de la zone Euro, un point que j’avais souligné dans un article datant de 2006, c’est le Président de la Banque Centrale Européenne lui même, M. Mario Draghi. Il faut écouter, et lire, ce qu’il a dit dans la conférence de presse qu’il a donné en novembre 2014 : «So it should be clear that the success of monetary union anywhere depends on its success everywhere. The Euro is – and has to be – irrevocable in all its member states, not just because the Treaties say so, but because without this there cannot be a truly single money». (Il doit être clair que le succès de l’Union monétaire dans n’importe quel pays dépend de son succès dans tous les pays. L’Euro est – et doit être – irrévocable dans tous les Etats membres, non pas parce que ainsi le disent les Traités, mais parce que sans cela il ne peut y avoir véritablement de monnaie unique).
C’est une déclaration d’une extrême importance. Draghi affirme qu’un échec local de l’Euro impliquerait un échec global. Or, rien dans la théorie économique ne va dans son sens. Hier, quand l’Etat libre d’Irlande s’est séparé du Royaume-Uni, cela n’a pas provoqué de crise de la Livre Sterling. Si, demain, la Cachemire sortait de l’Union Indienne et adoptait sa propre monnaie, cela ne remettrait pas en cause la Roupie pour les autres Etats de l’Union indienne. Mais, ce que dit Draghi, si ce n’est pas conforme à la théorie et à la pratique des unions monétaires, est effectivement exact dans le cas de l’Euro. Il en est ainsi parce que l’Euro n’est pas une union monétaire complète, et ne peut pas l’être dans le monde réel, et qu’il n’est qu’un subterfuge pour faire adopter aux pays européens une règle de stabilité des parités monétaires dont l’Allemagne avait le plus grand besoin pour développer son commerce et son économie. Faute des mécanismes assurant la plénitude de l’Union monétaire, et l’on sait que cela impliquerait des transferts très importants des pays d’Europe du Nord (et dans l’essentiel de l’Allemagne) vers les pays de l’Europe du Sud, l’Euro restera incomplet, et dans les faits un avorton monétaire. Telle est la raison pourquoi les dirigeants européens sont tellement affolés devant la perspective du « Grexit ». Cette perspective n’est pas celle d’une apocalypse comme le prétend le Président de la Banque Centrale de Grèce dont on ne lit que trop bien le jeu politique malsain. Des voix, aujourd’hui toujours plus nombreuses, commencent à dire que la sortie de la zone Euro pourrait être pour la Grèce un moindre mal. Là encore, nous devons cette démonstration au gouvernement grec, auquel nous serons largement redevable dans les années qui viennent.
Sur ces trois points, il est donc clair que le gouvernement grec a déjà remporté des victoires essentielles. Ces victoires, et l’exemple qu’il a donné tant en interne avec la décision des dirigeants de Syriza de s’allier aux souverainistes de l’ANEL qu’en externe dans son comportement vis-à-vis des «institutions», seront les acquis les plus précieux de la crise grecque, et ceci quel qu’en soit son dénouement.
Source : russeurope.hypotheses.org