Peu importe les affirmations des politiciens interventionnistes, des médias et de certaines organisations non-gouvernementales, le Venezuela n’atteint pas le niveau de «crise humanitaire». Il est vrai qu’il y a une pénurie de certains aliments (1) de médicaments et d’articles d’hygiène personnelle, des retards de distribution, de longues files d’attente pour les produits alimentaires rationnés, une inflation galopante. Il y règne aussi de l’angoisse, des irrégularités institutionnelles et constitutionnelles (comme dans tant d’autres pays y compris l’Europe) – mais les hyperboles ne servent à rien, surtout pas au peuple vénézuélien dont les vrais besoins résident en une solidarité internationale, de la bonne foi et de l’aide humanitaire. La «crise» du Venezuela est une crise économique qui est, cependant, très éloignée des «crises humanitaires» que l’on connait à Gaza (2) au Yémen (3) en Libye (4) en Syrie (5) en Irak (6) en Haïti (7) au Mali (8) en République centrafricaine (9) au Soudan (10) en Somalie (11) au Myanmar (12).
Il est intéressant de remarquer qu’en 2017, lorsque le Venezuela a demandé l’aide médicale au Global Fund, la demande a été rejetée, car «il s’agissait encore d’un pays à hauts revenus … qui n’était donc pas éligible.» (13)
«Pour résoudre ses problèmes immédiats, le Venezuela a besoin d’une entrée facilitée de médicaments et de nourriture, sans conditions préalables. Les Nations Unies devraient concentrer leur effort sur la promotion du dialogue entre le gouvernement et l’opposition.»
Pas de crise humanitaire
Au cours de mes huit jours de visite au Venezuela, j’ai abordé les questions de la pénurie de nourriture et de médicaments avec des experts de la FAO (14) (Organisation des Nations Unies pour l’Alimentation et l’Agriculture) et de la CEPAL (15) (Comisión Económica para América Latina y el Caribe). (16) Le rapport de décembre 2017 de la FAO ainsi que le rapport de mars 2018 listent 37 pays en situation de crise alimentaire. Le Venezuela n’en fait pas partie.
Ne pas oublier la situation d’avant Hugo Chavez
Grâce au PNUD (Programme des Nations Unies pour le développement), nous avons pu organiser une réunion avec toutes les agences de l’ONU et d’autres organisations régionales opérant au Venezuela dans le but de coordonner les services consultatifs et l’assistance technique, initiative qui a porté ses fruits peu de temps après. (17) Dans ce contexte, il est également utile de se rappeler la situation au Venezuela durant les années précédant l’élection d’Hugo Chavez, (18) lorsque les programmes restructurant du FMI (Fonds monétaire international) comprenaient des mesures radicales d’austérité et la privatisation de services publics, dont l’électricité. Une pauvreté extrême et un mécontentement social se sont développés et ont entrainé d’importantes manifestations publiques et la réponse militaire gouvernementale de 1989 connue sous le nom de Caracazo fut soldée par le massacre d’environ 3000 paysans. L’élection d’Hugo Chavez en 1998 était une manifestation de désespoir face aux politiques néo-libérales des années 80 et 90, un choix démocratique reflétant un profond mécontentement populaire à l’égard de la corruption omniprésente et de l’énorme fossé entre les super-riches et les plus démunis. (19) En 1998, la Commission interaméricaine des droits de l’homme a condamné le Caracazo et d’autres actions du gouvernement de Carlos Andres Perez, en transmettant le cas à la Cour interaméricaine qui, en 1999, a estimé que le gouvernement de Perez avait violé la Convention américaine et commis des exécutions extrajudiciaires. Le gouvernement vénézuélien, dirigé par Chavez à ce moment-là, n’a pas contesté les constatations et a accepté l’entière responsabilité des actions de l’ancien gouvernement.
Effondrement du prix du pétrole et guerre économique
Quelles sont les causes de la crise économique actuelle au Venezuela? La presse mainstream nous fait croire qu’elle est due exclusivement à l’échec du modèle socialiste … trop d’idéologues, trop peu de technocrates, des amateurs ne sachant pas gérer l’économie. D’autres ont mis l’accent sur la corruption, (20) dont l’existence était déjà un problème majeur dans le Venezuela pré-Chavez. Même si une part de vérité se cache dans ces affirmations et malgré le lancement d’une solide campagne anti-corruption par le procureur, (21) d’autres facteurs pèsent dans la balance, le prix du pétrole notamment, l’une des principales sources de revenus du Venezuela. Les médias parlent rarement de la guerre économique menée contre le Venezuela depuis 1998, du Coup d’Etat de 2002 inspiré par les Etats Unis, du sabotage de l’économie par le secteur privé et des monopoles nationaux et internationaux, de l’accumulation de nourriture et de médicaments ensuite revendus sur le marché noir, de l’impressionnant niveau de la contrebande de nourriture et de médicaments vers la Colombie, le Brésil et Aruba, des conséquences des sanctions d’Obama et de Trump ainsi que celles du Canada et de l’Union européenne lesquelles ont toutes aggravé la souffrance du peuple vénézuélien.
Les sanctions: un crime contre l’humanité
Dans la mesures où ces sanctions ont directement et indirectement causé des pénuries de médicaments indispensables comme l’insuline ou les médicaments antipaludéens, ainsi que des retards de distribution ayant engendré de très nombreux décès, elles devraient être condamnées comme un crime contre l’humanité. Un Rapport d’une sous-commission des Nations Unies sur la promotion et la protection des droits humains datant de l’année 2000 condamne ces sanctions comme une grave violation des droits humains. (22) Dans les années 1990, deux secrétaires généraux adjoint des Nations Unies, Denis Halliday et Hans-Christof von Sponeck, (23) ont démissionné de leurs postes de «coordinateur à l’aide humanitaire» en Irak pour dénoncer les sanctions ayant causé la mort de plus d’un million de personnes dans la population, en particulier celle d’enfants,(24) action qu’ils qualifiaient de forme de «génocide».
Bien que le gouvernement vénézuélien s’efforce de diversifier l’économie pour réduire la dépendance au pétrole, il a rencontré des difficultés, par exemple, dans l’importation de graines pour augmenter sa production agricole locale. Il est également clair que le pays a besoin d’aide internationale pour produire ses propres médicaments génériques. Compte tenu du degré de contrebande et de sabotage, l’Office des Nations Unies contre la drogue et le crime de Vienne devrait d’abord venir en aide au gouvernement vénézuélien pour s’attaquer aux mafias internationales agissant dans la région.
Le professeur Pasqualina Curci de l’Université de Caracas a publié en 2017 un livre intitulé «The visible hand of the market» [La main visible du marché], analysant la guerre économique et rappelant qu’en 1970, quand Salvador Allende a été élu président du Chili démocratiquement, Richard Nixon a dit à Henry Kissinger que les Etats-Unis ne tolèreraient pas un modèle économique alternatif en Amérique latine et a ordonné de «faire hurler de douleur l’économie chilienne». (25) Quand toutes les sanctions et les boycotts eurent échoués, Allende fut supprimé suite au coup d’Etat de Pinochet en septembre 1973. (26)
Activités concertées en faveur d’un «changement de régime» dans le pays
L’économiste espagnol Alfredo Serrano, à la tête du Centro Estratégico Latinoamericano de Geopolítica, analyse entre autres l’inflation induite artificiellement, les chiffres arbitraires de «Dollar today», la manipulation du «facteur risque du pays», le refus des banques de traiter les transactions internationales du Venezuela, les difficultés à obtenir de l’insuline et d’autres médicaments, la fermeture des comptes bancaires du Venezuela par, entre autres, Citibank, Commerzbank, Deutsche Bank. (27)
Le refus de la Colombie de fournir les médicaments antipaludéens qui avaient été commandés pour combattre une épidémie en novembre 2017 (28) et l’absence de condamnation de la part de la communauté internationale de ce comportement démontrent le regroupement de certains pays contre le Venezuela pour parvenir au «changement de régime» recherché. Les médicaments antipaludéens ont du être importés de l’Inde et le gouvernement a assuré leur immédiate distribution – à un coût plus élevé, comme on pouvait s’y attendre.
Les pays continuant à mener une guerre économique contre le Venezuela ne peuvent eux-mêmes plus se lamenter d’être confrontés à une «crise humanitaire», car ils font eux-mêmes partie du problème. Ex injuria non oritur jus [L’injustice n’engendre pas le droit].
Ce dont le Venezuela aurait besoin …
Pour résoudre ses problèmes immédiats, le Venezuela a besoin d’une entrée facilitée de médicaments et de nourriture, sans conditions préalables. Les Nations Unies devraient concentrer leur effort sur la promotion du dialogue entre le gouvernement et l’opposition. Hélas, c’est l’opposition qui a demandé aux Etats-Unis et à d’autres d’intensifier la guerre économique contre le Venezuela, et par conséquent, les négociations conduites entre le gouvernement et l’opposition en République dominicaine, soutenues par l’ancien Premier ministre d’Espagne Rodriguez Zapatero, ont mené à un document équilibré qui aurait dû être signé par les deux parties le 7 février 2018. Le gouvernement vénézuélien a signé. Mais, comme l’a rapporté la presse, un appel de la Colombie a fait échoué le processus de négociations de deux ans avec un «aucune signature». Qui a donné l’ordre? (29)
… si certains pays ne voulaient pas prolonger les souffrances
Ainsi, il est devenu évident que certains pays ne veulent pas voir de dénouement pacifique au conflit vénézuélien. Ils préfèrent prolonger la souffrance du peuple, peut-être en espérant que les Vénézuéliens se rebellent contre Maduro en l’exprimant par un «voto castigo» (un «vote de punition»), ou alors que les conditions se dégradent au point d’atteindre le seuil de «crise humanitaire», ce qui pourrait servir de prétexte pour une intervention militaire afin d’imposer ainsi un changement de régime. Du machiavélisme pur.
Machiavélisme pur contre droit international
Il ne fait aucun doute que ce genre d’ingérence dans les affaires intérieures d’un Etat souverain engendre une flagrante violation du chapitre 4, article 19 de la Charte de l’organisation des Etats américains (OAS) stipulant qu’«aucun Etat ou groupe d’Etats n’a le droit d’intervenir directement ou indirectement, pour quelque motif que ce soit, dans les affaires intérieures ou extérieures d’un autre Etat. Le principe précédant exclut l›emploi, non seulement de la force armée, mais aussi de toute autre forme d›ingérence ou de tendance attentatoire à la personnalité de l›Etat et aux éléments politiques, économiques et culturels qui la constituent.» Dans le même esprit, la Résolution 2625 de l’Assemblée générale de l’ONU interdit «non seulement l’intervention armée, mais aussi toute autre forme d’ingérence ou toute menace, dirigées contre la personnalité d’un Etat ou contre ses éléments politiques, économiques et culturels. […] Aucun Etat ne peut appliquer ni encourager l’usage de mesures économiques, politiques ou de tout autre nature pour contraindre un autre Etat à subordonner l’exercice de ses droits souverains et pour obtenir de lui des avantages de quelque ordre que ce soit.»
Pas de «responsabilité de protéger»
Similaire à la notion d’«intervention humanitaire» (qui, par exemple, aurait pu être
légitimement pratique pour mettre fin au démocide [processus politique de destruction d’un peuple ou d’une classe sociale] au Cambodge et au génocide au Rwanda), le nouveau concept de «responsabilité de protéger» est une doctrine élastique pouvant être invoquée – à tort – pour intervenir dans un pays étranger. Il semble que quelques commentateurs souhaiteraient que la «responsabilité de protéger» [«Responsability to protect», R2P] soit utilisée pour renverser certains gouvernements, comme à l’époque celui de la Grenade en 1983 ou de Panama en 1989, ou encore la campagne antisandiniste condamnée par la CIJ (Cour internationale de Justice) dans son jugement de l’affaire Nicaragua contre Etats-Unis.
Il faudrait néanmoins rappeler que la «responsabilité de protéger» est une «déclaration» ne pouvant remplacer l’interdiction de l’utilisation de la force, que l’on retrouve dans l’article 2(4) de la Charte des Nations Unies. Il ne s’agit pas seulement d’une déclaration ou d’un principe, mais du jus cogens, ou d’une «norme impérative de droit international général acceptée et reconnue par la communauté internationale dans son ensemble en tant que norme à laquelle aucune dérogation n’est permise» (article 53 de la Convention de Vienne sur les droits de traités). Un Etat ne peut dans aucun cas invoquer la «responsabilité de protéger» sans l’approbation du Conseil de Sécurité. (30)
Les bruits de bottes provoquent une inquiétude internationale
Pourtant, les bruits de bottes accrus provoquent une inquiétude internationale. N’importe quelle intervention militaire au Venezuela constituerait une agression selon la définition de Kampala du crime d’agression de la CPI (Cour pénale internationale). (31) Les représentants gouvernementaux liés à la planification et à l’exécution d’une telle agression devraient être mis en examen conformément au statut de la CPI. Ici j’avoue avoir de la sympathie pour une autre responsabilité de protéger, la responsabilité de protéger les gens de la guerre et de la violence. Donc, la protection doit être réalisée au mieux en fournissant une aide humanitaire sincère, sans agenda politique caché.
Conclusion
Le Venezuela est un peuple souverain qui a le droit à l’autodétermination tel qu’il est stipulé dans l’article premier du Pacte international sur les droits civils et politiques et du Pacte international sur les droits économiques, sociaux et culturels. Tant Chavez que Maduro ont été élus démocratiquement dans des élections contrôlées par des observateurs internationaux, dont ceux du Centre Carter. Si nous nous sentons liés à la démocratie, nous devons respecter leur choix. Après tout, le Document final du Sommet mondial des Nations Unies de 2005 a réaffirmé clairement que «la démocratie est une valeur universelle basée sur la volonté librement exprimée des gens de déterminer leur systèmes politique, économique, social et culturel et leur pleine participation à tous les aspects de leur vie.» Le document final du Sommet met l’accent sur le fait que «la démocratie, le développement et le respect des droits humains et des libertés fondamentales sont interdépendants et se renforcent mutuellement», et il souligne que «même si les démocraties partagent des caractéristiques communes, il n’existe pas de modèle démocratique unique.» (32)
La solution à la crise vénézuélienne se trouve dans des négociations de bonne foi entre le gouvernement et l’opposition, dans la fin de la guerre économique et la levée des sanctions, dans le multilatéralisme. Conformément au principe de solidarité internationale, (33) les agences de l’ONU devraient fournir des services consultatifs et de l’assistance technique au gouvernement vénézuélien, les Etats riches devraient faciliter l’aide humanitaire en coordination avec des organisations neutres comme le Comité international de la Croix-Rouge. La priorité du jour doit être d’aider le peuple tout en respectant la souveraineté de l’Etat vénézuélien. Mon rapport au Conseil des droits de l’homme propose des solutions constructives.
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