LE PLUS. Les mots de Manuel Valls suscitent à nouveau la controverse. Après les attentats perpétrés vendredi 26 juin, le Premier ministre a pour la première fois utilisé l’expression de “guerre de civilisation” face au “terrorisme” islamiste, lors de l’émission “Le grand rendez-vous” d’Europe 1. L’emploi de ces mots est non seulement stupide mais aussi grave, explique le politologue Thomas Guénolé.
Le 28 juin, sur Europe 1, Manuel Valls a employé l’expression “guerre de civilisation” pour définir la lutte contre le terrorisme intégriste musulman et contre Daech. Pour ces propos stupides et graves, il doit des excuses aux Arabes et aux musulmans, de France et d’ailleurs.
Il faut d’abord dissiper tout malentendu : si l’on écoute in extenso son interview sur Europe 1, Manuel Valls ne parle pas d’une guerre entre une civilisation occidentale et une civilisation islamique.
Au contraire, il dit que “ce n’est pas une guerre entre l’Occident et l’islam”. Il précise que cette “bataille se situe aussi, et c’est très important de le dire, au sein de l’islam. Entre d’un côté un islam aux valeurs humanistes, universelles, et de l’autre un islamisme obscurantiste et totalitaire qui veut imposer sa vision à la société”. Dont acte.
Néanmoins, très stupidement après avoir fait cette distinction légitime, il a également déclaré, dans la même interview, ceci :
“Nous ne pouvons pas perdre cette guerre parce que c’est au fond une guerre de civilisation. C’est notre société, notre civilisation, nos valeurs que nous défendons.”
Une expression néoconservatrice
L’expression “guerre de civilisation” n’est pas du tout idéologiquement neutre. Elle renvoie à la théorie du choc des civilisations de l’intellectuel néoconservateur américain Samuel Huntington.
Selon cette théorie, imaginée dans les années 1990, le monde de l’après-Guerre froide est désormais divisé en grandes civilisations dont l’identité est fondamentalement religieuse : l’Occident catholique et protestant, l’Amérique latine catholique (sans qu’on sache pourquoi elle est alors séparée de l’Occident), le monde orthodoxe dominé par la Russie (sans qu’on sache ce qu’y fait la Bosnie musulmane), la civilisation chinoise (sans qu’on sache ce qu’y font par exemple les Philippines), et ainsi de suite.
Samuel Huntington postule que les guerres seront dorénavant des guerres entre civilisations, et donc, compte tenu de sa façon de les définir, entre grandes religions. Il affirme d’ailleurs dans sa théorie que “l’Islam a des frontières trempées de sang”. Voici un extrait de l’émission Le Dessous des cartes qui explique cette théorie et expose sa bêtise :
Pour mémoire, cette théorie a servi de justification intellectuelle à la seconde guerre d’Irak et à la politique diplomatico-militaire de George W. Bush au Moyen-Orient dans son ensemble.
Du racisme à vocabulaire pseudo-culturel
Cette théorie du choc des civilisations est différentialiste. Le différentialisme consiste à coller des étiquettes à des populations entières, qu’elles le veuillent ou non, sur une base ethno-culturelle, et sans qu’elles puissent ensuite sortir de ces cases.
En d’autres termes, c’est du racisme à vocabulaire pseudo-culturel : raison pour laquelle les lepénistes, ainsi que plus largement l’extrême droite raciste de type “Riposte laïque” ou “Français de souche”, ou encore les militants de la liberté d’exprimer des messages de haine comme “Boulevard Voltaire”, raffolent de ce type de théorie.
De fait, dans notre paysage politique, la théorie du choc des civilisations correspond au pire de l’extrême droite française. Or, l’expression “guerre de civilisation” employée par Manuel Valls renvoie bel et bien à cette doctrine. L’actuel Premier ministre et ses soutiens auront beau jeu de se défendre en soulignant que dans son interview à Europe 1, il dit l’exact contraire de Samuel Huntington. Et c’est vrai. Cependant, l’emploi de cette expression est en soi stupide et grave.
Pour le comprendre, imaginons qu’il ait fait exactement la même interview, mais en disant “c’est une croisade pour nos valeurs” au lieu de “c’est une guerre de civilisation”. Là aussi il y aurait eu scandale, justifié, parce que l’expression “croisade” renvoie forcément à une guerre entre la chrétienté et l’islam, et pas à autre chose.
Il tient davantage du publicitaire que du gouvernant
De même, employer l’expression “guerre de civilisation”, c’est renvoyer à une guerre entre grandes régions du monde sur base religieuse, en particulier entre l’Occident et l’Islam.
L’on sait depuis quelques temps que Manuel Valls fait de la communication beaucoup plus qu’il ne gouverne. En cela, il tient davantage du publicitaire que du gouvernant. Cette fois, il a démontré à ses dépens que l’abus de slogans publicitaires sans se soucier du fond, que la punchline à tout prix pour obtenir une brève AFP, conduisent inéluctablement à exprimer un message à la fois stupide et dangereux.
Car sur le fond, “guerre de civilisation” signifierait qu’il faut descendre tout musulman que vous croisez dans la rue, ou le dénoncer au commissariat le plus proche en tant qu’ennemi civilisationnel. De fait, en raison de ce à quoi renvoie l’expression “guerre de civilisation”, Manuel Valls doit des excuses aux musulmans.