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Comme l’écrivait notre voisin ayant vécu en face, sur l’autre berge de la Moïka [le poète Alexandre Pouchkine, ndlr] : « De bonne heure elle aima les romans, et cette lecture lui tint lieu de tout. Elle s’éprit des brillantes fictions de Richardson et de Rousseau ». Je ne prétends pas tenir de Tatiana, ne m’étant, à mes douze ans, pas encore penchée sur l’œuvre de Rousseau, mais les strophes d’Onéguine m’ont montré un autre visage de ma ville, et ainsi, dans mon imagination (ou au contraire, dans ma réalité de jeunesse) est apparu un Saint-Pétersbourg parallèle.
Je rêvais de salles de bal, me rendais à des leçons à l’Ermitage et à des cours de danse au Palais Anitchkov, me promenais sur le Quai du Palais, faisais résonner dans mes écouteurs des valses et des polonaises et « m’imaginais en héroïne de mes auteurs bien-aimés ». Tout cela, bien entendu, à l’abri du regard de mes proches. Cela aurait été une honte effroyable s’ils m’avaient surprise dans ce romantisme « raffiné ».
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De manière naturelle, mon Saint-Pétersbourg« changeait de teinte ». Suite à la lecture de la Dame de pique, il devenait subitement fatal et mystique… impérieux, autocrate, et impuissant devant les éléments et face à ce même pouvoir après la lecture du Cavalier de bronze… cruel, fallacieux et à double visage une fois la dernière page du Maître de poste tournée… etc.
Pouchkine conférait à son héros, Saint-Pétersbourg, les qualités les plus diverses. Et à chaque fois, à telle ou telle œuvre ou épisode j’associais un lieu précis, une rue, une ruelle. Et tout était loin de toujours correspondre à la description de l’auteur : il s’agissait de ma vision des choses, soumise à mon avide imagination.
Ce fut la même chose avec Gogol et bien sûr Dostoïevski. Je fis la découverte d’un nouveau monde, sinistre, étouffant, nauséabond, de la Place Sennaïa et de toutes les rues en découlant du côté opposé à la Perspective Nevski. Les axes Podiatcheski, Gorokhovaïa, Malaïa Mechanskaïa, le canal Catherine…
Il va de soi qu’en réalité de tels épithètes sont à proscrire lorsque l’on décrit ce quartier, mais le monde de grisaille, de brouillard, de touffeur, de saleté, de pauvreté, cet univers des tréfonds, des bas-fonds, s’est ancré dans ma conscience et m’a enivrée à tel point qu’à mes yeux, aujourd’hui encore, tout ce qui est à droite de la Place Sennaïa, c’est le Saint-Pétersbourg de Dostoïevski.
Et lorsque je suis d’une humeur bien particulière, je ressens l’irrésistible envie de m’y promener. Alors que j’étais encore à l’école, j’adorais m’aventurer dans les lieux associés aux héros de Fiodor Dostoïevski et ai plus d’une fois fait les 730 pas séparant les portes de la maison des Raskolnikov de la demeure de la vieille usurière (104, quai du canal Griboïedov). Ensuite, conformément au programme scolaire, m’est apparu le Saint-Pétersbourg d’Akhmatova, de Mandelstam, Blok, Brodsky, Dovlatov, etc., etc.
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Évidemment, j’avais alors terriblement honte de mes manières fantaisistes. Mais à présent, j’apprécie grandement le fait de pouvoir, tout en me baladant dans ma ville adorée, voyager dans les époques, les circonstances et les lieux les plus divers. Involontairement, tout un cortège d’idées et de raisonnements les plus variés apparaît alors.
Finalement, il est toujours curieux de comparer ses impressions et ressentis – ceux d’autrefois et d’aujourd’hui. Je sais que, dans tel bâtiment, au cours du siège, Olga Bergholz rendait visite à Anna Akhmatova ; dans celui-là, j’ai imaginé Anna Karénine vivant avec sa famille, ici Onéguine fuyant après s’être expliqué avec Tatiana ; еt dans la cave du cabaret du Chien errant, je vois se rassembler la crème de l’Âge d’argent … Ainsi, en tête-à-tête avec mes idées, je peux, pendant un bon bout de temps, me promener dans une fière solitude.
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