Nommés par le roi, les gouvernements, quelle que soit leur couleur politique, font avec ce mode de gouvernance. Certains tentent même d’activer ce levier. Abdelilah Benkirane, par exemple, avait cherché à jouer ce joker pour fédérer autour de sa réforme des retraites. « Je suis déterminé à mener à terme cette réforme, car j’ai eu le feu vert de Sa Majesté », avait-il déclaré lors d’un meeting des jeunesses partisanes, cherchant ainsi à donner à sa réforme le statut de « chantier royal ».
Ces hommes du Palais font pencher la balance dans le cadre d’un arbitrage royal
Mais la manœuvre n’a pas réussi pour autant : lesdits textes de loi relatifs au système des retraites des ministres sont toujours bloqués au Parlement. Et pour cause : l’élite politique ou économique du pays a appris au fil des années à décrypter les messages émanant du Palais, la lisibilité de l’organigramme du cabinet royal s’étant sensiblement améliorée avec l’évolution récente de sa structure.
Faire pencher la balance dans le cadre d’un arbitrage royal a toujours été un pouvoir privilégié détenu par une poignée de personnalités, celles qui font vraiment le poids.
Peau neuve
Il s’agit des hommes du Palais, ces proches collaborateurs que le roi consulte pour telle ou telle affaire. Une sorte de shadow cabinet « surveillant étroitement les activités du gouvernement », comme le décrivait l’intellectuel américain John Waterbury sous l’ère Hassan II ? L’auteur de l’ouvrage désormais classique Le Commandeur des croyants, la monarchie marocaine et son élite (1975) ne pouvait deviner que Mohammed VI allait faire évoluer son cabinet dans une double direction : modernisation et banalisation. Car, après l’adoption d’une nouvelle Constitution en 2011, le cabinet royal a lui aussi entamé sa mue. De nouveaux visages sont apparus, tandis que des figures historiques ont passé le burnous à gauche.
Concrètement, pas moins de quatre conseillers ont été nommés entre août 2011 et janvier 2012. Mais la grande nouveauté de ce casting royal réside dans la spécialisation : à chacun son domaine de compétence. Une rupture par rapport à la méthode Hassan II, qui se reposait plutôt sur des conseillers politiques, dont le principal critère de recrutement était leur parfaite maîtrise des us et coutumes du Makhzen. Ces conseillers « à la papa » ont donc cédé la place à des profils plus pointus qui ont pratiqué l’administration et connaissent ses rouages.
Par exemple, la nomination au sein du cabinet de Mohammed VI de Taïeb Fassi-Fihri (ex-ministre des Affaires étrangères) et de Yassir Zenagui (ex-ministre du Tourisme), deux membres du gouvernement sortant, illustre la volonté du Palais d’assurer une continuité des politiques tracées pour ces deux départements.
Abdeltif Menouni, de son côté, a accédé au titre de conseiller royal pour assurer le suivi de la loi fondamentale, dont il a coordonné la réalisation. Omar Azziman, quant à lui, a été nommé au cabinet pour répondre au besoin d’accompagnement de la mise en place de la régionalisation, avant de se voir confier la réforme de l’éducation. Un dossier en souffrance depuis la disparition de Meziane Belfqih en 2010. Quant à Fouad Ali El Himma, sa nomination en tant que conseiller lui a permis d’avoir un titre officiel, légitimant ainsi l’influence que l’opinion publique lui prête depuis des années déjà et qui lui a plus d’une fois valu des critiques. D’ailleurs, depuis cette nomination, même Benkirane a cessé ses diatribes à l’encontre d’El Himma.
La plupart des observateurs estiment que cette évolution a eu le mérite de clarifier son fonctionnement
« Auparavant, on s’attaquait à l’adversaire politique que représentait Fouad Ali El Himma en tant que fondateur du PAM. Maintenant qu’il est conseiller de Sa Majesté, son statut a changé », s’est justifié le chef du PJD lorsqu’on s’est étonné de son discours très consensuel par rapport à l’entourage royal.
Alors que certains s’obstinent à voir dans cette nouvelle garde rapprochée du souverain une sorte de gouvernement parallèle qui aurait la mainmise sur les affaires politiques et économiques du royaume, la plupart des observateurs estiment que cette évolution a eu le mérite de clarifier son fonctionnement. Les mêmes font un rapprochement avec les 33 conseillers de l’Élysée, dont le travail est coordonné par un secrétaire général.
Une action désormais claire et efficace
Une chose est sûre : l’action des conseillers royaux est plus que jamais visible et de plus en plus transparente. En fonction de leurs spécialités, deux ou trois parmi eux accompagnent Mohammed VI dans ses tournées à l’étranger, au même titre que les responsables gouvernementaux.
Les membres du cabinet sont également de plus en plus présents dans les réunions de travail que préside le roi avec ses ministres sur des thèmes spécifiques. Les dépêches officielles du cabinet royal citent souvent leurs noms dans ce type d’audiences où des stratégies sectorielles et des refontes institutionnelles sont décidées à la suite de « hautes orientations », de « directives », voire d’« instructions royales ».
Outre un accès aux informations au sein de tous les départements, les conseillers ont les moyens matériels et humains de mener des études en profondeur
Dans l’exercice de leurs fonctions, les conseillers n’en restent pas moins cantonnés à un rôle consultatif. Les ordres et les directives ne peuvent provenir que du roi à travers des instructions données au gouvernement ou à de hauts responsables. Il est d’ailleurs très rare qu’un conseiller discute directement d’un sujet avec un ministre, à moins qu’il y ait une certaine affinité entre eux. Voilà pourquoi, en outre, l’entourage de M6 préfère voir les postes stratégiques du royaume confiés à des personnes avec lesquelles il a pris l’habitude de travailler.
C’est que les conseillers sont tenus de rester informés sur leurs champs d’action respectifs, d’anticiper les évolutions et de proposer des stratégies et des visions. Outre un accès aux informations au sein de tous les départements, ils ont les moyens matériels et humains de mener des études en profondeur. Chaque conseiller, en fonction de son champ de responsabilité, peut s’appuyer sur des chargés de mission.
Ces « petites mains » du sérail seraient une centaine à s’activer dans un bâtiment sis au Méchouar, exclusivement réservé au cabinet royal. Les équipes se sont même renforcées ces dernières années, et les modes de recrutement ont, eux aussi, considérablement changé.
« À une époque, l’accès au cabinet royal était réservé à une poignée de privilégiés, des fils de hauts dignitaires ou de galonnés, qui y trouvaient une fonction honorifique correspondant à leur standing », nous explique ce trentenaire rbati qui a été étonné de voir des chasseurs de têtes du cabinet royal approcher de futurs diplômés de prestigieuses écoles parisiennes. Dès le milieu des années 2000, des jeunes à la tête bien faite sont donc venus grossir les rangs de la petite armée des chargés de mission.
Les conseillers de Sa Majesté (tout comme ceux de l’Élysée ou d’ailleurs) ne s’expriment que rarement dans les médias. Et lorsqu’ils le font, c’est généralement pour exposer des visions royales dans différents domaines, et non pour évoquer leurs activités auprès du roi ou leur coordination avec les hauts responsables. Reste que, s’il a pu se structurer et devenir plus lisible dans son fonctionnement, le cabinet royal recèle encore quelques mystères aux yeux des Marocains. Le seul texte de loi qui l’évoque remonte d’ailleurs au temps de Mohammed V. Il s’agit d’un dahir de 1955 qui parlait alors de « conseil impérial »…
Qui sont ces hommes – disparue en décembre 2015, Zoulikha Nasri était la seule femme conseiller du Palais – qui entourent et avisent le souverain ? Tous ne figurent pas dans la galerie de portraits que nous publions ici. Comme l’ex-directeur de cabinet de M6 Rochdi Chraïbi, certes toujours membre du cabinet, mais sans avoir le titre de conseiller. Ou encore André Azoulay, qui, à 75 ans, fait figure d’unique survivant de l’ancien règne parmi les conseillers, mais dont l’influence n’est plus ce qu’elle était. Grâces, disgrâces… Ainsi va la vie de tous les Palais, qu’ils soient royaux ou présidentiels.
Avec JeuneAfrique