Sommaire
- – Au centre du cirque médiatique
- – Un concept disputé
- – La médiatisation de la rumeur, un phénomène négligé
- – Au centre du cirque médiatique
- – Références
Au centre du cirque médiatique
Un concept disputé
Le lien entre rumeur et réputation est du reste toujours actuel et il a même connu une accélération avec la création du concept d’e‑réputation (à partir de 1999), et son instrumentalisation par des agences de communication et des consultants ; à une nouvelle conceptualisation de la réputation ont répondu des dispositifs techniques sommaires (décompte d’assertions sur Internet, bilans de « veille », scores, et autres palmarès. Gare, l’artifice pseudo-scientifique sert surtout à établir des tableaux subjectifs et momentanés, rémunérateurs et très lucratifs, mais celui-ci change l’acception de la réputation à son tour).
Quoi qu’il en soit, le lien entre rumeur et réputation s’est dénoué à l’occasion de la toute première théorie scientifique de la rumeur, en 1902, quand un psychologue allemand, Louis William Stern, publie la première étude sur la rumeur comme objet scientifique. Ce faisant, il réifie la rumeur (en ce sens qu’il l’extrait du réel social et médiatique), il la mesure (il la décompose en « détails »), et il lui confère une mécanique propre (sur la base du « jeu du téléphone »). Après que Stern est passé, la rupture entre rumeur et réputation est consommée ; à preuve, cette dernière par exemple ne connaît toujours pas la quantification, de sorte que l’on ne peut pas dire sans ironie : « Sa réputation est treize fois supérieure à la mienne ».
En 1902, la rumeur de Stern est originale en ce sens qu’elle a acquis des caractéristiques nouvelles (décomposable, péjorative, dangereuse) et que sa caractérisation se fonde sur l’expérimentation, très à la mode positiviste de l’époque. Le dispositif expérimental a deux avantages : il est efficace et devient instantanément un classique de l’enseignement des sciences humaines (pauvres étudiants de sociologie et de psychologie qui, depuis plus d’un siècle, subissent l’expérience sans contextualisation historique ni déconstruction idéologique !) ; il est économique et est répliqué sans fin dans les laboratoires de psychologie sociale depuis lors (on explore le lien entre rumeur et mémoire, implication, répétition, actualisation, anxiété, négativité, etc.).
La rumeur de Stern n’a pourtant pas encore achevé sa mue : il faut encore deux interventions, l’une de la main de sa collaboratrice, Rosa Oppenheim (1909), qui expose scientifiquement son étonnement à voir que les démentis sont moins diffusés par les journaux et intéressent moins les lecteurs que les nouvelles sensationnelles qu’ils tentent de combattre, Les démentis sont moins diffusés par les journaux et intéressent moins les lecteurs que les nouvelles sensationnelles qu’ils tentent de combattre et l’autre, de la plume de son correspondant scientifique en Suisse, Carl Gustav Jung qui, dans un rapport rédigé sur commande, se sert de la notion de rumeur pour disculper un professeur accusé de conduite amorale à l’égard de ses élèves féminines (celles-ci ont colporté le rêve de l’une d’elle ; le psychanalyste l’analyse sous la forme d’un rêve collectif, et déclare que la rumeur se fait l’écho de la sexualité naissante des adolescentes), mettant en place une forme de sociopsychanalyse et proposant de voir la rumeur comme une parole-symptôme.
Toute proportion gardée, c’est ce qui s’est passé ces dernières années dans l’affaire du « clown agressif » : inspiré par le personnage de clown de Stephen King (dans le roman It), un certain Matteo Moroni (25 ans, Italien, sous le pseudonyme de DM‑Pranks) a commencé à publier sur la chaîne YouTube des films en caméra cachée présentant un clown menaçant poursuivant des quidams affolés ; ces vidéos ont largement contribué à disséminer le scénario du canular filmé et du personnage de clown, au point que des adolescents se sont fait arrêter pour avoir terrorisé le voisinage à leur tour, et que la presse se saisisse de ce nouvel emballement médiatique pour gloser sur la psychologie des foules modernes.
Enfin, la caractérisation de la rumeur participe même de sa diffusion : en l’absence de marqueurs linguistiques formels, dans l’impossibilité de décréter le faux comme trait distinctif de la rumeur, il ne reste plus que l’attestation de circulation pour en venir à bout : est rumeur ce qui a déjà circulé comme rumeur ou, en des termes triviaux, « Je publie un article qui atteste que la rumeur circule, même si je ne peux attester que la rumeur est fausse ». Cet argument, seul et très souvent utilisé, suffit souvent à faire tomber la méfiance des journalistes et de leurs auditeurs, spectateurs et lecteurs, et à faire entrer la rumeur dans le champ de l’information : quelle que soit la rumeur ou le buzz, que l’événement qui y est relaté soit authentifié ou non, le seul fait qu’il y ait une rumeur fait événement ; et s’il y a événement, alors la publication est possible. Le buzz et la rumeur prennent leur véritable envol quand ils font eux-mêmes l’objet d’un traitement médiatique.
La médiatisation de la rumeur, un phénomène négligé
Prenons un exemple : celui de la rumeur de la « déportation du 9-3 » (titre d’une dépêche de l’AFP du 12 octobre 2013). En 2013, une rumeur a couru dans la région de Niort, affirmant que la mairie avait signé une convention avec un département de la région parisienne (la Seine-Saint-Denis, souvent désignée par son code départemental 93 et toujours stigmatisée pour ses populations immigrées). Que disait cet accord ? Rien de moins qu’une déportation des populations « de couleur » ou « à problèmes » du nord vers le sud. La maire de Niort dépose plainte contre X le 11 octobre 2013.
Dès lors, sans même vérifier les faits, la presse se saisit de l’affaire et applique le principe de « l’attestation de circulation » (j’atteste qu’une rumeur circule, je n’atteste pas sa véracité). C’est alors un florilège de double discours : les médias diagnostiquent la rumeur et la pointent du doigt. Ainsi le quotidien Métronews rapporte-t-il le propos de la maire de la ville… qui incrimine le petit peuple : « C’est simple, tout le monde en parle. Les commerçants, les gens au bistrot… » (13 octobre 2013).Ainsi Le Figaro confirme-t-il qu’il s’agit d’une rumeur tout ce qu’il y a de plus rumeur (informelle, bas peuple, tache d’huile, incontrôlable) : « Cela se propage par “le bouche-à-oreille”, selon Pierre Lacore, directeur des relations extérieures de la municipalité́, par exemple chez des commerçants, mais aussi sur les réseaux sociaux. » (13 octobre 2013). Ainsi enfin, Le Monde, donne-t-il la parole à l’élu d’une ville voisine, touché lui-aussi par la campagne de rumeurs, qui encore une fois met en cause la bêtise des jeunes, leur inculture, et l’effet du porte-à-porte sur les populations : « Le bruit courait depuis deux ans mais je n’y prêtais pas attention. Et puis il y a eu ce tag (“[le maire] troque des noir contre une paserelle”, [orthographe d’origine, ndlr]) et des questions posées lors d’un porte-à-porte, relate-t-il. » (15 octobre 2013) Bref, une « rumeur à l’état pur », comme le dirait Edgar Morin[+], qui avait rédigé en 1969 un ouvrage important mais tout aussi schizophrénique sur les supports de transmission de la rumeur.
Paru en 1973, ce livre met en scène l’invasion de la France par une population immigrée d’un million d’Indiens, de boat people, qui affaiblissent le pays au point d’y entraîner une forme d’apocalypse. Pourquoi parler de ce livre ? Eh bien, parce que sa diffusion mirifique contribue à expliquer la diffusion du thème de « l’invasion migratoire » : l’ouvrage a connu un immense succès de librairie, qui ne se dément pas jusqu’à aujourd’hui (plusieurs éditions, dont deux en collection de poche ; à la huitième réédition en 2011, le titre est classé nº 1 des meilleures ventes dans la littérature française par les sites de vente sur Internet de la Fnac.com et d’Amazon.fr !).
Enfin, si Jean Raspail ne comprend pas lui-même où il a puisé son inspiration, ainsi que le rapporteL’Express, on pourra lui rafraîchir la mémoire en citant une autre œuvre immémoriale, celle de Louis Bertrand, parue en 1907, L’Invasion. Là encore, bien que différemment, il est décrit une invasion migratoire : comme la vérole sur le bas-clergé, les Italiens débarquent à Marseille, et avec eux, des Siciliens, des Catalans, des Russes, des Japonais, des Juifs ; la plèbe y révèle sa nature et sa laideur à la faveur de la grève générale, des « chevelures hirsutes », des « cils d’albinos », des « caftans crasseux », des « prédications furibondes », un « langage barbare ».
Le mécanisme idéologique sous-jacent, comme dans le fantasme, montre que le mélange des sangs[+] entraîne mathématiquement l’impureté des âmes. Il ne faut donc pas être grand clerc pour noter que le fantasme de l’invasion migratoire, s’il n’était pas déjà présent dans la culture française, trouve sa source autant dans les succès de librairie tout au long du XXe siècle que dans les mouvements politiques. La rumeur d’une déportation de masse de populations déshéritées ne fait donc que confirmer les récits de peur et les théories catastrophistes du moment.