Profitant d’un paysage audiovisuel éclaté et dérégulé, patrons de presse ou hommes d’affaires ne reculent plus devant le mélange des genres pour servir leurs propres ambitions. Enquête sur la télé qui rend fou.
À la chute de Ben Ali, en 2011, les médias s’étaient réjouis d’être enfin libres. Cinq ans plus tard, en vertu des décrets-lois 115 et 116 promulgués en 2012, qui encadrent le travail des professionnels de l’information et régulent les médias, ils le sont toujours… théoriquement. En cause, l’irruption de la politique et de l’argent dans les coulisses des antennes.
Lotfi Mraihi, secrétaire général de l’Union populaire républicaine (UPR), avait alerté dès 2011 sur certaines dérives, qu’il confirme aujourd’hui : « La transition démocratique a été travestie par l’argent. L’expression générale est canalisée et formatée par des médias qui donnent de plus en plus de visibilité à des politiciens de façade. » L’accusation est grave, mais la lune de miel entre audiovisuel et politique, entamée au cours de la campagne électorale de 2011, perdure, s’accompagnant de pratiques douteuses et d’atteintes flagrantes à la déontologie.
L’influence toujours présente du champ politique
Le paysage médiatique tunisien n’étant pas homogène, le secteur privé, débarrassé des diktats de l’ancien régime, accapare les audiences, mais il est façonné par des dirigeants qui ont pour dénominateur commun une inflation de leurs prétentions, notamment politiques. Hachemi el-Hamdi, fondateur du parti Al-Aridha, aujourd’hui Tayyar al-Mahabba, est à cet égard un cas d’école.
À l’élection de la Constituante, en 2011, il a raflé 26 sièges en faisant l’essentiel de sa campagne sur sa propre chaîne de télévision, Al-Moustakillah, qui émet depuis Londres. Il récidivera aux législatives de 2014, mais ne récoltera que 2 sièges, puis se présentera à la présidentielle, à laquelle il n’arrivera que cinquième, avec 5,75 % des voix.
La télé rend à tout le moins mégalomanes certains patrons de télévision qui, à l’instar de Nabil Karoui, se découvrent soudainement un destin national.
Même camouflet pour Larbi Nasra, ancien patron de Hannibal TV, qui avait joué un rôle trouble à la chute de Ben Ali en propageant sur son antenne de fausses informations. Il était persuadé, après avoir vendu son média en 2013, de devenir le locataire de Carthage en 2014, mais il ne recueillera que 0,2 % des suffrages. « La télé rend fou », assure l’une de ses anciennes chargées de production.
Elle rend à tout le moins mégalomanes certains patrons de télévision qui se découvrent soudainement un destin national. Personne ne s’en offusque plus, au point que rares sont ceux qui ont relevé la manière dont Nabil Karoui, ex-patron de Nessma TV, utilise son ancienne antenne pour servir ses ambitions politiques. Une antenne qu’il a largement mise au service, notamment lors des élections législatives et présidentielle de 2014, de Béji Caïd Essebsi et de son parti, Nidaa Tounes, dont certains supports de communication de campagne ont été élaborés par l’agence Karoui & Karoui, en partie propriété de Nabil.
Mais le trublion de l’audiovisuel tunisien a fait depuis le choix de devenir un acteur politique, se rapprochant des islamistes, sur lesquels il faisait auparavant tirer à boulets rouges par ses animateurs, et se construisant une nouvelle image. Suivi dans ses déplacements par une caméra, il apparaît régulièrement au JT du soir et sur les réseaux sociaux.
Lors d’une réception donnée par l’ambassade d’Algérie à l’occasion de l’anniversaire du déclenchement de la guerre d’indépendance, en novembre 2015, il vole la vedette à ses hôtes en multipliant, devant les objectifs, les accolades avec des membres du gouvernement et des chefs de parti, dont Rached Ghannouchi, président d’Ennahdha.
Bien qu’il s’exprime très peu publiquement, Karoui fait tout pour apparaître désormais comme un homme qui compte, d’autant qu’il est, depuis janvier dernier, membre du bureau politique de Nidaa Tounes. Conformément à la loi, il s’est certes retiré de la direction de Nessma, mais la chaîne est toujours à son service. Lors de la cérémonie commémorant le décès de Bourguiba, le 6 avril, à Monastir (Centre-Est), les téléspectateurs ont pu le voir saluer la foule à la manière d’un leader populaire en campagne.
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« Nabil n’est jamais loin et veille au contenu diffusé », confie une rédactrice de Nessma, qui explique le turnover des journalistes par les pressions exercées par la direction sur la rédaction. Sofiane Ben Farhat, l’un des anciens chroniqueurs vedettes de la chaîne, s’est, lui, retiré de tous les plateaux télévisés. « Les débats sont instrumentalisés avec l’interférence de forces obscures », affirme le journaliste, qui dénonce « des lignes éditoriales douteuses, lesquelles obéissent à des desseins inavoués ».
La case politique, un passage obligatoire ?
Comme lui, tous les animateurs en vue, dont Elyès Gharbi, Hamza Belloumi, Meriem Belkadhi, ont claqué la porte de Nessma en raison de divergences éditoriales. Dernier en date, Borhane Bsaïes, ancien chantre de Ben Ali, qui en a pourtant vu d’autres. Selon la rédaction de Nessma, celui qui était également chargé de la communication de la chaîne n’aurait pas supporté de ne plus être maître à bord de Ness Nessma, talk-show quotidien et très regardé diffusé en prime time.
Hasard ou coïncidence, ce départ ainsi que celui de la directrice des programmes ont été suivis par le retour à la direction de Nessma de Fethi el-Houidi, ancien patron de la télévision et de la radio nationales sous Ben Ali. Deux exceptions confirment la règle : Tahar Ben Hassine, fondateur de la chaîne El-Hiwar Ettounsi, qui a cédé ses parts pour entamer un parcours politique, et Mohamed Ayachi Ajroudi, qui s’est mis en retrait de la politique et a transféré sa chaîne, Al-Janoubia, à Paris à la suite d’un différend avec la Haute Autorité indépendante de la communication audiovisuelle (Haica).
Riahi, le « Bernard Tapie tunisien », homme d’affaires devenu chef de parti convoque des conférences de presse et multiplie les communiqués politiques.
À l’inverse d’un Hachemi el-Hamdi, d’autres sont venus aux médias par la politique, à l’instar de Slim Riahi, président de l’Union patriotique libre (UPL) et propriétaire d’un grand club de foot. Après avoir tenté d’entrer dans l’actionnariat de Nessma en 2013, il a acheté la fréquence de la chaîne Ettounsiya, qu’il n’a cependant pas pu exploiter faute d’avoir réussi à mettre la main sur les productions de la chaîne, propriétés de Sami Fehri, lequel, pour contrecarrer la manœuvre de Riahi, a fait migrer ses programmes sur El-Hiwar Ettounsi, qu’il a racheté en septembre 2014.
La bataille Fehri-Riahi fait alors la une des médias, et le patron de l’UPL s’attire de nombreuses inimitiés. En octobre 2014, à la veille des législatives, Nessma diffuse une enquête sur Riahi, le « Bernard Tapie tunisien », et ses promesses d’investissement non tenues dans les régions. L’intéressé dénonce une volonté de nuire, mais son parti rafle quand même 16 sièges et intègre l’alliance gouvernementale.
Depuis, l’homme d’affaires devenu chef de parti convoque des conférences de presse et multiplie les communiqués politiques. Il élargit même son empire en rachetant Radio Kalima, propriété de Sihem Ben Sédrine, patronne de l’Instance Vérité et Dignité (IVD). Les conditions de ce rachat demeurent floues et n’ont même pas été soumises à l’accord préalable de la Haica.
Laquelle n’a pas non plus relevé que, avec 49 % de parts de Hannibal TV, Tarek Kadada, un Saoudien d’origine palestinienne, en devenait le principal actionnaire, alors que l’article 5 du cahier des charges de la Haica dispose que le propriétaire d’une chaîne de télé privée doit être de nationalité tunisienne. Pas plus qu’elle n’a bronché quand les Panama Papers ont révélé que la chaîne d’information Tunisia News Network (TNN), proche des islamistes, a été enregistrée aux îles Vierges britanniques, avant de se fondre dans un montage de sociétés de production audiovisuelle basées à Tunis.
Quête de neutralité chez les médias nationaux
Face au privé sous influence, les radios et télévisions nationales bataillent pour ne pas apparaître comme des porte-voix du gouvernement. « Le secteur public, comme la plupart des entreprises publiques, n’a pas les moyens de ses ambitions et se cherche en termes de ligne éditoriale. Il essaie de s’affranchir du joug du pouvoir, dont il dépend pour son financement et qui intervient, avec la Haica, dans les nominations, mais qui agit de manière unilatérale pour les limogeages », résume Elyès Gharbi, qui fait allusion au départ de l’ancien PDG de la télévision nationale, Mustapha Beltaief.
Ce dernier, après la diffusion des images d’un jeune berger décapité par des terroristes en novembre 2015, a été évincé malgré les sanctions immédiates qu’il a prises et soutient qu’il a été limogé « pour avoir observé une neutralité dans la gestion de la télévision qui a suscité un cumul de différends, dont son refus de retransmettre les festivités organisées par la présidence pour célébrer le prix Nobel de la paix décerné au quartet ».
Les procès instruits dénotent une volonté du gouvernement de museler les médias et de réduire leur marge de liberté
Les autorités, tatillonnes quant à leur traitement par les médias, le sont moins quand il s’agit du libre exercice du métier de journaliste. Les juges persistent ainsi à ignorer les décrets 115 et 116, et le parquet continue de poursuivre des journalistes comme au temps de Ben Ali. « Quand un journaliste dépose un recours en justice, aucune suite n’est donnée », note le chroniqueur Haythem el-Mekki, auditionné en avril 2016 par la brigade criminelle à la suite d’une plainte déposée par le puissant homme d’affaires Chafik Jarraya.
« Les procès instruits dénotent une volonté du gouvernement de museler les médias et de réduire leur marge de liberté », s’insurge Néji Bghouri, secrétaire général du Syndicat national des journalistes tunisiens (SNJT). Bien que le ministre de la Justice, Omar Mansour, ait affirmé que « le temps des magistrats aux ordres est révolu », le quatrième pouvoir dérange l’exécutif, mais aussi la sphère politique dès lors qu’il n’est pas à sa solde.
Les fluctuations de la ligne éditoriale et les départs de journalistes vedettes ont fait perdre à Nessma sa position de locomotive de l’information. Elle n’est plus que la troisième chaîne la plus regardée, derrière El-Hiwar Ettounsi et Hannibal TV. L’audience croissante d’El-Hiwar se fonde sur les buzz suscités par des émissions racoleuses comme Liman yajroo fakat, animée par Samir el-Wafi, un personnage trouble mais que tous les hommes politiques courtisent tant il est craint.
Sa technique est simple et efficace : il dézingue ses invités en leur opposant des détracteurs au profil parfois improbable. Puis crée l’événement à coups de pseudo-révélations savamment mises en scène. Il s’en est ainsi pris à Bourguiba à l’occasion de la commémoration de son décès en faisant subir à Hager, sa fille adoptive, qui n’est pas familière des plateaux télévisés, les propos haineux d’un descendant des beys, d’un islamiste et d’un membre du Congrès pour la République (CPR).
Un débat inégal qui a largement écorné l’action globale de Bourguiba. Mais qu’importe la vérité : pour Samir el-Wafi, tout est permis, y compris sous-entendre que son invitée est peut-être une « bâtarde » ou insister jusqu’à l’indécence sur le cancer dont est atteint un autre de ses hôtes.
Les médias qui ont pris une position partisane ont échoué en matière d’audience
Lui-même a été condamné à trois mois de prison en 2015 pour tentative d’extorsion de fonds sur Hamadi Touil, un homme du sérail des Ben Ali, assurant dans ce chantage avoir l’appui de Selim Ben Hamidane (CPR), ancien ministre des Domaines de l’État et des Affaires foncières. Cela n’a pas empêché ce maître manipulateur de revenir à l’antenne et de continuer de jouir d’une popularité intacte. Producteur de sa propre émission, il impose, avec l’audience qu’il réalise, ses règles à El-Hiwar Ettounsi, qui le laisse libre du choix des contenus.
Pour Hassen Zargouni, patron de Sigma Conseil, « les liens entre argent et médias étaient tangibles avant les élections de 2014. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas. Les animateurs sont en roue libre et subissent d’autres types de pressions que financières. Les positions éditoriales des chaînes relèvent de doctrines avec des partis pris évidents. Paradoxalement, les médias qui ont pris une position partisane ont échoué en matière d’audience ».
Le phénomène du buzz relève l’audimat et fait engranger de confortables revenus publicitaires, même par temps de crise économique aiguë. Les chaînes de télévision raflent 63 % du marché, avec 139,3 millions de dinars, contre 103,2 millions en 2010 (+ 21,6 % par rapport à 2014). « Les investisseurs ont été rassurés par la réussite du processus électoral et de la transition politique en 2014. Ils ont davantage communiqué », explique Zargouni.
La perte de crédibilité des politiques, revers de la médaille de l’audimat
Mais un marché de 11 millions d’habitants pose, à court terme, la question du modèle économique des médias et de leur survie. « Avec la multiplication des licences, comment feront les médias ? » se demande Sofiane Ben Farhat, qui estime que la course à l’audimat induit un nivellement par le bas des programmes, avec des atteintes à la vie privée, des analyses politiques grimées, des entorses à la morale et à l’éthique, et qui souhaite que le SNJT et la Haica se penchent sur la question.
Les chaînes dont la Haica dénonce les dépassements sont populaires.
Après un passage sur le ring de Wafi ou dans l’émission Labes, de nombreuses personnalités ont perdu de leur crédibilité. Beaucoup se souviennent des questions pièges et des montages tendancieux qui ont nui à l’image de Mondher Zenaidi, candidat à la présidentielle. Ou de la manière dont Ridha Belhaj, chef du parti extrémiste interdit Hizb Ettahrir, donnait de la voix à une heure de grande écoute. Face à ces provocations et sorties de route, la Haica a réagi avec mollesse et n’a pas réussi à imposer ses décisions. Les chaînes dont elle dénonce les dépassements sont populaires.
Chaque suspension de programme provoque un tel tollé dans l’opinion que les sanctions sont interprétées comme des injustices et des atteintes à la liberté d’expression. Une argumentation fallacieuse qui fait mouche, même si certains médias tentent de parler d’éthique et de moralisation de la profession.
Thameur Mekki, journaliste, pointe des anomalies : « La radio Zitouna, détenue par le fils d’un dirigeant d’Ennahdha, émet sans autorisation. Nessma a non seulement soutenu Nidaa, mais a clairement pesé en stigmatisant l’un des clans lors de la crise du parti. On ignore la nature des relations entre l’homme d’affaires Ridha Charfeddine et la chaîne Attassia, mais la couverture donnée à l’Étoile du Sahel, club de foot dont il est le président, est tout à fait exceptionnelle sur cette antenne… » Mekki souligne aussi le manque de transparence de la Haica quant à l’actionnariat des médias.
« Les rapports de la Haica avec le gouvernement sont à suivre de très près », explique Elyès Gharbi
Ce n’est pas l’avis de Hichem Snoussi, membre de l’instance, qui assure que tout est en règle, que les dossiers sont à la disposition des journalistes, et précise que la très controversée chaîne Al-Insen, qui a une ligne salafiste, n’a pas été déclarée comme télévision religieuse : « C’est contraire à la loi, mais la Haica n’est qu’une instance de régulation. La justice doit se saisir de ce genre de dépassement. »
Un aveu d’impuissance. « Les rapports de la Haica avec le gouvernement, explique Elyès Gharbi, sont à suivre de très près. Pour la première fois dans la transition démocratique, l’exécutif est face à une autorité de régulation constitutionnelle. L’enjeu est emblématique de ce que pourrait être ou ne pas être la IIe République. »