Très attendu lors de la 19e édition du festival Gnaoua et musiques du monde à Essaouira, le groupe marocain Hoba Hoba Spirit a de nouveau galvanisé la foule vendredi. Nous les avons rencontrés.
Ils chantent comme ils parlent, ils jouent ce qu’ils ressentent, ils partagent ce qu’ils vivent. Le tout dans une énergie contagieuse qui n’épargne (presque) personne. Sur la grande place Moulay Hassan à Essaouira, le groupe Hoba Hoba Spirit à de nouveau fait vibrer les remparts de la ville le 13 mai, devant une foule aussi hétéroclite que leurs célèbres morceaux.
Des maux aux mots, d’un instrument, d’un rythme et d’un style à l’autre, la « hayha music » (terme utilisé pour qualifier ce genre musical particulier, un mélange de rock, d’afro, de gnaoua de reggae, et de rap) résonne aux quatre coins du Maroc et du monde. Créé en 1998, le groupe se compose aujourd’hui de Reda Allali, Anouar Zehouani, Adil Hanine, Saad Bouidi, Othmane Hmimar et Abdessaman Bourhim, six casaoui dans le vent qui avancent à contre-courant. Avec 7 albums et plus de 400 concerts à son actif, le groupe se nourrit des contradictions, de l’absurdité et de la schizophrénie ambiants, avec pour mots d’ordre la folie et la spontanéité. Jeune Afrique a rencontré trois de ses membres, à une semaine de leur prochain « tapage nocturne » au festival Mawazine.
Jeune Afrique : Pour ceux qui ne connaissent pas encore, la Hoba Hoba Spirit, ou l’esprit du groupe, c’est quoi ?
Reda Allali : C’est une libération du corps, du cœur et de l’âme dans un mélange spontané et chaotique. C’est la volonté de faire quelque-chose qui a un lourd impact sur l’instant, sans se soucier de l’image ou du reste. On veut changer ce moment, on veut donner de la tachycardie aux gens, on veut qu’ils transpirent, qu’ils pensent que le meilleur endroit du monde est ici, maintenant. C’est cet esprit-là qui nous anime, avoir l’impression qu’on peut repousser les murs.
Cette spontanéité se traduit aussi dans vos paroles, un mélange de darija (arabe dialectal marocain), de français et d’anglais. C’est ce « langage des rues » qui a aussi rendu votre musique aussi populaire ?
Reda Allali : Nos paroles ont toujours été écrites avec beaucoup de spontanéité, effectivement. Mais attention spontanéité ne veut pas dire moins de travail ! Pendant des années, on a joué sur des scènes sans que personne ne nous connaisse, et on voulait vraiment que les gens comprennent de suite ce qu’on disait. J’ai envie qu’en rentrant, tout le monde se rappelle de ce qu’on a à leur dire.
Entre Essaouira et vous c’est une longue histoire, de votre première participation au festival en 2003 à la scène principale cette année. C’est d’ailleurs avec ce festival que votre carrière a véritablement décollé ?
Reda Allali : On a eu de la chance, ça s’est fait très très vite. En 2003, on enregistre notre premier album, l’année où deux beaux festivals naissent. C’est la première année où L’Boulevard [festival du Boulevard des jeunes musiciens, qui se tient chaque année à Casablanca] se tient dans un stade, et celle où le festival d’Essaouira prend une grosse dimension. C’est aussi l’année où internet s’est démocratisé … et à ce moment là, on est là ! Si tu m’avais demandé à l’époque où je rêvais de jouer, je ne t’aurais pas dit Glastonbury ou ailleurs dans le monde, je t’aurais dit sur la place Moulay Hassan.
Anouar Zehouani : Ce festival, c’était l’exutoire de tous les Marocains. Ici il y a cette espèce de liberté, avec l’impression, mais aussi le pouvoir, de faire ce que tu veux, où tu veux, quand tu veux. Essaouira, c’était vraiment l’étendard des festivals au Maroc.
La plus grosse difficulté que vous ayez eu à surmonter ?
Anouar Zehouani : La plus grande des difficultés a été d’ordre mental, c’est-à-dire comment dépasser cet état où on se dit que tout est difficile, que rien n’est possible ici, au Maroc. Mais une fois que tu le dépasses tout est possible en fait !
Reda Allali : Il faut voir les choses comme ça : tu n’es peut-être qu’une goutte d’eau, mais lorsque tu tombes dans un sceau tu peux faire beaucoup de bruit…
Qu’est-ce qui vous inspire ?
Reda Allali : Il y a tellement de tabous, de schizophrénie, de blocages, de têtes bizarrement faites chez nous, que les idées de chansons ne manquent pas. Il y en a 200 chaque jour ! On est tous des sujets ambulants, et moi le premier. On est tous complètement tordus. Et nous, on en fait un spectacle pour en ressortir le côté absurde, voire drôle, et on s’éclate. Quand tu regardes les choses un peu différemment, tu te rends compte que nous vivons dans un délire permanent collectif ! Après, cet absurde peut aussi te frapper de plein fouet, t’énerver parce que c’est agaçant, frustrant…
Justement, que répondez-vous à ceux qui critiquent ce que vous faites ?
Reda Allali : Les Marocains ont beaucoup d’humour sur eux-mêmes dans l’espace privé, la taquinerie est super bien acceptée entre nous. Je me fous de ta gueule, tu te fous de ma gueule, sans problème. Mais nous, on le fait dans l’espace public, et c’est là qu’on s’est rendu compte que ça coinçait un peu, alors qu’on le fait avec la même spontanéité. Donc face aux critiques, on ferme la porte. C’est surtout une histoire de barrières mentales. Dans quel pays par exemple, un film (Much Loved, NDLR) peut-il générer un débat culturello-sexuello-politique de cette ampleur ? Il n’y en a pas beaucoup.
Est-ce que vous vous considérez comme un groupe engagé ?
Reda Allali : Être engagé, c’est défendre une cause sur un terrain de bataille. Or nous on ne fait pas cela, car nous sommes nous-mêmes ce terrain de bataille. On défend notre droit même de faire de la musique, donc ce n’est pas de l’engagement, c’est de l’auto-défense. Nous sommes sur la ligne de front de par notre activité, nous sommes notre première cause. C’est bizarre d’ailleurs qu’avec des valeurs un peu décalées par rapport à celles généralement prônées dans notre société, nous soyons encore là aujourd’hui.
Vous sortez toujours vos morceaux directement sur les réseaux sociaux. C’est pour rendre votre musique plus accessible au plus grand nombre ?
Anouar Zehouani : Ce n’est pas du tout calculé de notre part. Les médias officiels nous boudaient et on a toujours adoré cette proximité avec le public, donc quoi de mieux que les réseaux sociaux ? Dès qu’une chanson est prête, on la balance sur YouTube.
Après tant d’années, avez-vous déjà envisagé des carrières solo ?
Reda Allali : Pour moi la musique c’est un concept collectif. C’est une histoire de potes, de famille presque, de voyages, d’amitié, c’est un trésor qu’on a dans nos vies. Si je devais faire un album solo demain, je le ferai avec eux.
Anouar Zehouani : D’ailleurs il l’a fait !
Reda Allali : Oui c’est vrai, j’avais commencé à faire mon truc tout seul puis j’ai fini par les appeler… Pour moi la musique c’est une façon de rencontrer des gens et de diffuser des choses sur scène. Amour, amitié, transpiration, fausses notes… Je veux conserver cette anarchie et je ne conçois pas de faire de la musique seul.
Et votre concert le plus marquant ?
Othmane Hmimar : L’Boulevard, Essaouira… Et hors Maroc ce serait la Tunisie, où pour la première fois, tout le public a chanté avec nous. C’était fort ! On a beaucoup joué en Tunisie. La dernière fois c’était en 2013, et on y retrouve toujours la même énergie, le même enthousiasme.
Reda Allali : Je pense aussi aux festivals européens. Quand on est programmé le même jour que Metallica par exemple, ça nous fait rire intérieurement parce qu’on se demande par quelle succession de malentendus on en est arrivés là ! Moi je suis rarement content après un concert. Mais de temps en temps tu as l’impression que tout est à sa place dans le cosmos, là, maintenant. Que tu es là où tu dois être, que tu fais ce que tu dois faire.
Anouar Zehouani : Et généralement, c’est lorsqu’il y a le plus de chaos qu’on se sent le plus en osmose, entre nous et avec le public. C’est là que tout va pour le mieux dans notre cosmos bien désorganisé…