Son groupe, Petrolin, s’était positionné pour développer le chemin de fer Cotonou-Niamey. Puis le géant français est arrivé avec son projet de « boucle ferroviaire ouest-africaine »… Écarté, l’homme d’affaires bénino-gabonais entend aujourd’hui recouvrer ses « droits ». “Jeune Afrique” l’a rencontré.
Jeudi 21 janvier, dans les locaux parisiens du cabinet international Herbert Smith Freehills. Samuel Dossou est prêt à parler, preuves à l’appui, de son combat. Son but : recouvrer ses « droits » sur le chemin de fer Bénin-Niger, dont le groupe Bolloré a lancé il y a deux ans la rénovation et l’extension. Connu pour cultiver le silence, legs de l’époque où il était roi du négoce pétrolier en Afrique et conseil de nombreux chefs d’État, l’homme d’affaires bénino-gabonais compte lever le voile sur la manière dont Bolloré s’est immiscé dans le projet.
Déjà, en 2015, il a parlé de longues heures à des journalistes béninois et français, sans pouvoir empêcher la finalisation, en milieu d’année, de la concession entre le groupe français, le Bénin et le Niger. Samuel Dossou est persuadé de la solidité juridique de sa position. La décision du 19 novembre 2015 de la cour d’appel de Cotonou est venue le conforter, en ordonnant « la cessation par Bolloré Africa Logistics [BAL] de tous travaux » sur le chemin de fer dans son pays d’origine.
Précurseur
Depuis dix ans, la bataille de Samuel Dossou a pour nom Épine dorsale : un vaste projet d’infrastructures intégrées traversant le Bénin, comprenant un port minéralier et pétrolier, un chemin de fer Cotonou-Niamey, un port sec à Parakou et un aéroport près de la frontière nigériane. Sur ce chantier, comme sur tous ceux qu’il a menés – notamment dans le secteur pétrolier au Gabon et au Nigeria -, Dossou se présente comme un investisseur précurseur, sans qui des projets risqués n’aboutiraient pas. « Nous avons parcouru le pays, pris des routes de brousse pour trouver les meilleurs emplacements », se souvient le Français Stéphane Brabant, son avocat de toujours.
En 2010, Dossou signe une convention-cadre valable cinq ans pour l’ensemble d’Épine dorsale. Concernant le chemin de fer, en raison de sa dimension binationale, un appel d’offres a été lancé en 2008, remporté le 22 juillet 2010 par son groupe, Petrolin. Une société, baptisée Transafricaine des transports et des chemins de fer Bénin-Niger, a été fondée. Samuel Dossou montre les centaines de pages de la convention de concession, rédigées mais jamais signées par les États, malgré trois lettres d’invitation. Documents juridiques, courriers : des milliers de pages, reliées une à une, prouvent selon lui la légitimité de son action.
« Le 6 novembre 2013, j’étais à Genève, raconte-t-il. En début d’après-midi, on me dit que le président du Bénin cherche à me joindre et que je dois être à Cotonou le lendemain à 10 heures. L’avion de Paris étant parti, j’ai voyagé par Casablanca pour arriver en pleine nuit. Au palais présidentiel, Boni Yayi et Mahamadou Issoufou sont là, ainsi que Vincent Bolloré, que je n’avais jamais rencontré. Les deux présidents me disent qu’il est intéressé par le projet. » Dossou assure n’y avoir vu aucun inconvénient, son projet Épine dorsale insistant sur la nécessité de partenaires stratégiques pour chaque métier. « Il est cheminot, pas moi », confirme-t-il.
Le 7 novembre, un mémorandum d’entente vient sceller le mariage. Enfin presque. Sur le document figurent les sceaux de Bolloré, du Niger et du Bénin… mais pas la signature de Dossou. Erreur ? Oubli ? Interrogé il y a quelques mois par le quotidien français Le Monde, il expliquait « avoir refusé de signer ». Face àJeune Afrique, Dossou change de version : si son nom n’apparaît pas, c’est parce qu’Issoufou voulait réserver une partie du capital de la société concessionnaire à des opérateurs privés de son pays et que, faute d’avoir des noms précis, aucun ne devait figurer, ni du côté béninois ni du côté nigérien…
Pour lui, il a toujours été clair que Bolloré rejoignait son projet, et non le contraire. Pourtant, le 7 avril 2014, c’est sans lui que les premiers coups de pioche seront donnés au Niger par les employés du groupe français, scellant ce que Dossou considère à la fois comme une trahison et une violation du droit. Alors que Stéphane Brabant lance une procédure au Bénin, son argumentaire ne suscite pas trop d’inquiétudes du côté des juristes de Hogan Lovells, qui conseillent Cotonou et Niamey depuis 2014 : la convention-cadre d’Épine dorsale engloberait trop de projets à la fois et serait trop générale pour s’appliquer. « Un contrat léonin », martèle-t-on du côté de Bolloré. Quant à l’adjudication de 2010, elle ne s’est pas concrétisée en une concession signée. Bolloré prend toutefois la précaution de faire préciser dans les textes signés que les États se chargent de tout conflit avec des tiers qui estimeraient disposer de droits antérieurs.
Vincent Bolloré veut se présenter comme celui qui fait la boucle ferroviaire. Y aller seul, c’est une question d’ego, estime un financier.
Pour le groupe français, le rempart juridique semble solide. Mais toute muraille a ses failles, et celle de Bolloré se nomme sans doute « engagement de confidentialité et d’exclusivité », un document signé le 13 janvier 2014 par Samuel Dossou et Philippe Labonne, alors directeur général de BAL. Dans ce texte, queJeune Afrique a consulté, Bolloré s’engage à « ne pas mener ou être engagé ou intéressé […] dans un projet ayant un objet similaire ou qui entre en concurrence avec le projet [de Dossou] ».
BAL promet aussi de ne pas entamer de discussion avec des représentants de l’État en lien avec le chemin de fer Bénin-Niger. Pourquoi le patron breton ne tient-il pas cette promesse ? Comment expliquer que Bolloré, habitué des terrains africains, ait ainsi écarté Samuel Dossou ? Du côté du groupe français, on explique que des négociations ont bien eu lieu avec Dossou, mais que, faute d’avancée tangible, le document d’engagement a été résilié au cours de l’année 2014 – après le début des travaux et bien avant la période de trois ans prévue…
Une fortune estimée à plusieurs millions d’euros
Figure du monde politico-économique francophone, le septuagénaire a été deux fois président de l’Opep. Les familiers de Libreville le décrivaient comme le « Monsieur Pétrole » d’Omar Bongo Ondimba, qui lui a octroyé la nationalité gabonaise pour services rendus au pays. Un surnom qui lui colle encore à la peau et lui a sans doute ouvert de nombreuses portes présidentielles. D’Idriss Déby Itno à Boni Yayi en passant par Pascal Lissouba et Seif el-Islam Kadhafi (avec lequel il a été associé en affaires), difficile de dresser la liste exhaustive des pouvoirs africains dont il a été proche.
À travers Petrolin, fondé en 1992, Dossou fut l’un des tout premiers négociants africains d’or noir. Depuis Genève, avec une dizaine de collaborateurs, il a investi massivement dans le pétrole puis dans le secteur bancaire, les infrastructures et l’aviation. Sa fortune se compte-t-elle en dizaines ou en centaines de millions d’euros ? « Nous nous concentrons sur nos secrets, c’est comme ça dans le pétrole, avance-t-il. Mais je n’ai rien à cacher, j’ai vingt ans de comptes audités en Europe. »
Connexions politiques, investissements multiples, fortune étendue : le cocktail aurait pu susciter, chez Bolloré, une attention particulière à celui avec lequel il avait signé un engagement d’exclusivité. Il n’en fut rien. « Vincent Bolloré veut se présenter comme celui qui fait la boucle ferroviaire. Y aller seul, c’est une question d’ego », estime un financier. Dossou affirme avoir mieux compris ce qui lui arrivait en lisant des livres sur le patron français, dont celui des journalistes Nathalie Raulin et Renaud Lecadre, Vincent Bolloré. Enquête sur un capitaliste au-dessus de tout soupçon (Denoël, 2000).
« Avec une maestria extraordinaire, il mise sur tous les tableaux, de l’OPA hostile à l’alliance piégée, de la déstabilisation feutrée au putsch musclé », écrivaient les auteurs. En France, personne n’a oublié les prises de contrôle un peu cavalières des groupes familiaux Rivaud et Delmas-Vieljeux ou, plus récemment, de Vivendi. En Afrique, les plus jeunes se souviennent de sa victoire contestée dans l’appel d’offres pour le second terminal à conteneurs d’Abidjan.
Les méthodes « Commando » de Bolloré
Écarté, Dossou réfute toute idée de revanche. « C’est mon projet Épine dorsale dans son ensemble que Bolloré est en train de tuer en posant des rails à écartement métrique [le groupe français assure que les traverses sont adaptables]. Pour les normes internationales, pour le fret, il faut du standard », dit-il. À ceux qui lui reprochent de ne pas avoir avancé plus vite depuis la signature de la convention Épine dorsale en 2010 (valable cinq ans au départ, mais prorogée, selon ses avocats, de la durée de la concession signée sur le port de Sèmè-Podji), Dossou met en avant l’aménagement du port sec de Parakou, indique que l’étude d’impact environnemental du port est à l’œuvre et qu’il attend de l’État la liste des propriétaires des terrains pour les indemniser.
Il cite les multiples consultants ayant travaillé sur Épine dorsale (notamment SNCF International et Technip) et se fait l’écho des nombreux experts qui ont critiqué la vitesse avec laquelle Bolloré a commencé les travaux, dont le Français Michel Bosio, avec qui Dossou est en contact. C’est ce spécialiste du secteur qui avait fait renaître en 1999 la boucle ferroviaire ouest-africaine via un autre projet, Africarail, mené avec l’appui de l’ancien Premier ministre français Michel Rocard, qui affirmait en septembre au Monde y être impliqué depuis « une vingtaine d’années » et dénonçait lui aussi une « tentative de vol » par Vincent Bolloré.
Selon nos informations, Dossou et Bolloré ne se parlent plus depuis un an.
Samuel Dossou se pose aujourd’hui en défenseur du droit face aux « méthodes commando » revendiquées par le groupe français. En plus des services de Stéphane Brabant, le Bénino-Gabonais s’est adjoint ceux du très médiatique avocat français William Bourdon, celui-là même qui pourfend la famille Bongo dans l’affaire des « biens mal acquis ». À ceux qui se souviennent que le nom de l’ex-conseiller d’Omar Bongo Ondimba fut abondamment cité dans l’instruction de l’affaire Elf(sans conséquence judiciaire pour Dossou), cela pourrait sonner comme un ironique retournement de l’histoire…
Selon nos informations, Dossou et Bolloré ne se parlent plus depuis un an. « Si Dossou avait voulu rentrer dans le projet, ce serait déjà fait. S’il voulait se faire vraiment reconnaître des droits sur le rail, il n’aurait pas seulement fait arrêter les travaux mais aurait déclenché une procédure sur le fond, explique un conseiller de Bolloré. Nous attendons désormais la décision de la Cour de cassation, d’ici à un an sans doute. » Auprès de Jeune Afrique, Dossou se dit prêt à travailler avec Bolloré, mais à ses conditions et en étant rétabli dans ses « droits ».
Un temps saluée comme le chantier du siècle, la boucle ferroviaire ouest-africaine s’est désormais muée en guerre de tranchée entre deux géants des affaires en Afrique.
Avec Jeune Afrique.