Un tribunal arbitral de l’ONU avait laissé jusqu’au 4 mai à l’État du Sénégal pour permettre à Bibo Bourgi, condamné dans l’affaire Karim Wade, d’aller se faire soigner en France. Mais les autorités sénégalaises, convaincues d’avoir à faire à un « simulateur », ne veulent rien entendre…
« C’est une très lourde responsabilité pour l’État du Sénégal que de prendre le risque de mettre la vie d’un homme en danger. » L’avocate parisienne Corinne Dreyfus-Schmidt ne décolère pas. Membre du pool d’avocats de l’homme d’affaires Ibrahim Aboukhalil (alias Bibo Bourgi), celle-ci s’indigne de l’obstination des autorités sénégalaises à refuser de laisser son client (condamné à cinq ans de prison en mars 2015 dans l’affaire Karim Wade pour complicité d’enrichissement illicite) aller se faire soigner en France pour une grave pathologie cardiaque.
Mi-avril, la Commission des Nations unies pour le droit commercial international (CNUDCI), saisie dans le cadre d’une procédure arbitrale initiée par Bourgi, avait pourtant fait injonction à Dakar – à titre de mesure conservatoire – de laisser ce binational franco-sénégalais recevoir des soins à Paris dans un service de cardiologie spécialisé. Selon ses défenseurs – et plusieurs cardiologues sénégalais et français –, l’homme souffre en effet d’une grave cardiopathie susceptible de mettre ses jours en danger. Une semaine plus tôt, l’homme d’affaires avait été incarcéré au pavillon spécial de l’hôpital Le Dantec.
Indignation sénégalaise
Mais à Dakar, la mesure imposée par l’instance arbitrale de l’ONU est vue comme une ingérence inacceptable. Dans un communiqué daté du 15 avril, le ministère sénégalais de la Justice exprimait son indignation face à cette injonction : « Le Tribunal arbitral de la CNUDCI a ordonné à l’État du Sénégal de prendre les dispositions afin de permettre à Monsieur Ibrahima Khalil Bourgi (sic) de quitter dans les 21 jours le territoire national pour se rendre en France afin de se soigner, tout en s’arrogeant le droit de proroger lui-même ce séjour, en cas de besoin. Cette décision est scandaleuse. Elle est sans précédent dans l’histoire des sentences arbitrales. »
Sidiki Kaba, est dans une position inconfortable : à la veille de sa nomination en tant que ministre de la Justice, en septembre 2013, ce dernier faisait en effet partie du pool d’avocats de Bibo Bourgi
La veille pourtant, le garde des Sceaux, Sidiki Kaba, s’était montré moins intransigeant. Face aux journalistes sénégalais qui l’interrogeaient sur le dossier, il avait déclaré : « Lorsque des personnes sont dans une situation d’incompatibilité avec le milieu carcéral, […], on les met en liberté », ajoutant que « lorsque les cas [médicaux] sont aggravés, nous les autorisons à se rendre en France pour [recevoir] des soins ». « Après cette déclaration, Sidiki Kaba s’est fait taper sur les doigts », témoigne un proche de Macky Sall, ce qui expliquerait son virage à 180 degrés. Il faut dire que cet avocat respecté, ancien président de la Fédération internationale des ligues des droits de l’homme (FIDH), est dans une position inconfortable. À la veille de sa nomination en tant que ministre de la Justice, en septembre 2013, ce dernier faisait en effet partie du pool d’avocats de Bibo Bourgi.
Le 10 juin puis le 25 juillet 2013, il avait notamment co-signé, avec ses confrères sénégalais en charge du dossier, deux requêtes assurant que l’état de Bibo Bourgi était incompatible avec la détention et que ce dernier devait recevoir impérativement des soins en France. « Il existe une forte probabilité de survenue d’autres complications, insuffisance cardiaque, troubles de la conduction, accidents thromboemboliques, chocs hémodynamiques, récidive d’infarctus du myocarde et mort subite », estimait alors l’avocat, citant les rapports de deux médecins experts commis par la Cour de répression de l’enrichissement illicite (CREI). En juillet 2013, Sidiki Kaba et ses confrères sollicitaient donc de la CREI l’autorisation, pour leur client, de « sortir du territoire, pendant au moins 20 jours, pour se rendre en France voir son médecin ».
Vers un litige avec la France ?
Du côté de la défense, à l’inverse, les arguments ne manquent pas
Bibo Bourgi – considéré par la CREI comme le principal homme de paille de Karim Wade – est-il en danger de mort, comme le clament ses avocats sénégalais et français, ou un malade imaginaire, comme les autorités sénégalaises semblent le penser ? Selon un proche de Macky Sall, au plus haut niveau de l’Etat sénégalais on considère l’homme d’affaires comme « un simulateur ». Un cardiologue sénégalais ayant eu accès à son dossier médical aurait récemment réfuté la gravité de son état de santé – sans toutefois produire la moindre expertise officielle à l’appui de cette thèse –, ce qui aurait convaincu le chef de l’État, selon la même source, que l’affaire relevait d’un simulacre.
Du côté de la défense, à l’inverse, les arguments ne manquent pas. Fin avril, le professeur Jacques Monségu, cardiologue à l’hôpital du Val-de-Grâce puis au Groupe hospitalier mutualiste de Grenoble [qui suit notamment le président algérien Abdelaziz Bouteflika], exprimait sa « vive inquiétude sur la dégradation de l’état de santé » de Bibo Bourgi. Face au « danger pour la vie de cet homme », il « alert[ait] les autorités françaises et sénégalaises, redoutant que son pronostic vital puisse être engagé ». La même semaine, le président du Parlement européen, Martin Schulz, exposait quant à lui à Moustapha Niasse, le président de l’Assemblée nationale sénégalaise, ses « préoccupations » quant à « l’état de santé alarmant » de Bourgi.
Bien qu’inquiète pour la santé de son client, Me Corinne Dreyfus-Schmidt veut croire que « les autorités sénégalaises n’auront d’autre choix que de se mettre en conformité avec les engagements internationaux auxquels elles ont souscrit ». En l’occurrence, l’accord entre la France et le Sénégal « sur la promotion et la protection réciproques des investissements », signé à Dakar en 2007, en vertu duquel la CNUDCI est aujourd’hui saisie.
Selon les défenseurs de Bibo Bourgi, si le Sénégal persistait à ignorer les injonctions de cette instance arbitrale, le contentieux entre l’investisseur français et l’Etat sénégalais prendrait une toute autre ampleur, comme le résume l’avocate : « Il se transformerait alors en un litige entre les États français et sénégalais. »
avec jeune Afrique