Sacrifiant à la mode de la «gamification», de plus en plus d’entreprises stimulent la fibre ludique de leurs équipes. Jeux de rôle, immersion dans un univers virtuel… Ça décoiffe et c’est efficace.
Réunion à 10 heures pour une partie d’escape game. Treize cadres dirigeants d’une entreprise de médias découvrent leur mission auprès de Gilles Cormerais, cofondateur de Mystery Escape, à Paris, où se déroule l’expérience. «Vous devez libérer Marie», annonce d’un air sibyllin ce game master, suscitant un tombereau d’interrogations. Un responsable RH se lance : «Concrètement, vous nous enfermez dans une pièce et il se passe quoi ?» «Ils sont où, les indices ?» demande à son tour une chef de département. Tous sont un peu inquiets : pendant une heure, ils seront enfermés par équipes de trois à cinq et devront résoudre une série d’énigmes : décoder un message, repérer une trappe secrète, etc.
Ce n’est pas une compétition, mais certains avanceront forcément plus vite que d’autres. «Ici, vous devez oublier la hiérarchie», prévient Axel Rosiefsky, cofondateur de Mystery Escape. Trop souvent, la partie est bloquée parce qu’un participant n’ose pas s’en sortir mieux que son chef ou parce que ce dernier a peur de perdre la face devant ses subordonnés. «Surtout, reprend Gilles Cormerais, communiquez entre vous, faites circuler l’information, exploitez les compétences de chacun.» En somme, tout ce que les entreprises attendent de leurs managers… Et c’est bien l’enjeu de cette expérience : aborder sous un angle inhabituel et concret les notions de collaboration, de travail collectif ou d’implication, le tout dans un environnement ludique.
Une “escape room” à New-York. Aujourd’hui, elles sont légion en France :
Un peu comme le fameux séminaire de saut à l’élastique ou l’atelier de cuisine entre collègues, mais en plus prenant. «Avec le jeu, vous êtes immédiatement dans le bain, il n’y a pas de temps d’adaptation», assure Marie-Laure Saillard, fondatrice de Mécénance, société de formation partenaire de Mystery Escape. Temps limité oblige, les participants s’oublient dès les premières minutes et n’ont plus qu’un objectif en tête : gagner, passer à l’étape suivante, résoudre le problème… «Je ne crois plus aux formations théoriques, poursuit Marie-Laure Saillard, les managers ont besoin d’expérimenter pour progresser.» Et, ça marche !
> Vidéo humoristique. Pour notre chroniqueur, “le team building, ça suffit” :
Plébiscité par le grand public, les escape games rencontrent un franc succès auprès des entreprises. La plupart de leurs organisateurs tirent près de la moitié de leur chiffre d’affaires d’opérations de team building ou de coaching.
LÂCHER-PRISE ET LÉGÈRETE. Les psychologues savent depuis longtemps que le jeu – de rôle notamment – est un support pédagogique particulièrement efficace. «Il suscite l’implication et constitue un apprentissage par l’action, indique la psychologue et formatrice Bertille Patin. De plus, il soutient l’attention des participants et les détend.»
Concrètement, le fait de jouer encourage un lâcher-prise qu’on ne retrouve dans aucun autre dispositif ; parallèlement, les contraintes de temps et l’envie d’atteindre le but du jeu mettent la pression sur les participants, les forcent à prendre des risques, à se dépasser, voire à acquérir de nouvelles compétences. De nombreuses études sur les jeux vidéo et les serious games confirment qu’une pratique (raisonnable) peut renforcer des fonctions cognitives, comme la concentration ou la mémoire. En plongeant les joueurs dans une situation virtuelle, mais concrète, ils les obligent à réagir in vivo et améliorent ainsi l’assimilation des stratégies de réussite.
«Les jeux nous font sortir de notre zone de confort», explique Raphaël Goumot, fondateur de la société de conseils CréAgile. Cet amateur d’innovation games les emploie pour des objectifs très concrets, comme l’élaboration d’une campagne de communication, l’établissement d’un planning ou tout simplement l’animation d’une réunion.
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Exemple au cours d’une formation avec huit cadres d’une grande entreprise publique : plutôt que de faire un traditionnel tour de table de présentation, Raphaël Goumot leur a demandé de rédiger en moins de huit minutes le portrait de leur voisin et de l’exposer en trente secondes. Chacun recueille plus ou moins de points en fonction de sa prestation. «Cette méthode oblige à se concentrer et à donner le meilleur de soi, commente-t-il. Si tout le monde avait déroulé son CV de façon classique, la moitié de l’assemblée serait déjà en train de consulter ses mails sous la table.» D’autant que les points obtenus figureront dans le compte rendu de formation, communiqué à leur DRH.
Escape Game => il développe Esprit d’équipe + Déduction
Enfermé dans une pièce avec deux ou trois collègues, vous n’avez qu’un objectif : vous en échapper en moins d’une heure. Pour cela, vous devez résoudre des énigmes grâce à des indices disséminés dans la salle. Un game master vous aide à progresser… C’est surtout votre sens logique et le travail en équipe qui vous feront gagner.
> Vidéo. Le trailer d’une enquête à résoudre de la société Mystery Escape :
ASSIDUITÉ ET PERFORMANCE. Inutile de menacer du bâton pour autant, les participants comprennent vite l’intérêt d’utiliser ces techniques de gamestorming (brainstorming par le jeu) pour expliquer, par exemple, le fonctionnement de nouveaux logiciels à leurs collaborateurs. «On n’est plus dans la situation où le manager fait une pause pour jouer, se changer les idées ou prendre du recul sur sa pratique : c’est le management lui-même qui devient un jeu», remarque Clément Muletier, consultant indépendant et animateur du site El Gamificator.
Cette introduction du ludique au cœur des processus opérationnels est l’option retenue par le cabinet Deloitte pour sa plateforme de formation en continu, la Deloitte Leadership Academy, sur laquelle chaque joueur collecte des points en fonction de la fréquence et de la qualité de ses interventions. Une étude a confirmé que les participants étaient plus assidus, alors que le contenu des formations n’avait pas fondamentalement changé.
Pas étonnant que ce marché suscite des convoitises et que de plus en plus d’entreprises se positionnent sur ce créneau. Le géant de l’informatique Microsoft a ainsi récemment racheté l’entreprise Incent Games, créatrice de FantasySalesTeam, un jeu incitant les commerciaux à booster leurs ventes.
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Au risque de déshumaniser le management et d’exacerber la compétition ? «Le danger existe, reconnaît Clément Muletier, mais c’est un problème d’usage, pas d’outil.» Certaines applications peuvent aussi poser la question de la protection de la vie privée. Une entreprise de la grande distribution est en train de développer un logiciel ludique pour pousser ses employés à faire de l’exercice physique entre midi et deux. Si un salarié refuse de jouer le jeu, cela ne peut pas se retourner contre lui, nous assure-t-on. Théoriquement du moins.
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SENS DE L’IMPROVISATION. Reste que l’essor du jeu témoigne d’un profond changement de mentalité et d’approche. «On observe un rejet de tout ce qui est trop sérieux. On constate d’ailleurs que les boîtes qui sont trop formelles ont des problèmes de recrutement», résume Philippe Détrie, consultant et créateur du centre de formation La Maison du management. Pour ce pionnier du théâtre d’entreprise, dans les années 1980, il y a aujourd’hui une nette résurgence de l’émotion dans le monde du travail, en réaction à la rationalisation excessive des méthodes de management. «Une équipe, c’est d’abord des relations humaines : si vous n’introduisez pas un peu fantaisie et de jeu là-dedans, vous étouffez !».
Lui-même a récemment organisé une murder party – sorte de Cluedo géant – pour l’inauguration de ses nouveaux locaux : ses invités, des adhérents à son organisme de formation, devaient enquêter pour découvrir le meurtrier du directeur marketing, Charles-Henry de Pélagrine, retrouvé mort avec l’inscription «Le codir m’a tuer». Succès garanti auprès du public. «C’est fini, le manager général des armées. Dans une économie aussi volatile et incertaine, les chefs d’équipe n’ont plus de visibilité à long terme. Ils doivent oublier les voies toutes tracées et réapprendre à découvrir la route à chaque pas, exactement comme on le fait quand on participe à un jeu», confirme le philosophe et consultant Philippe Nassif, auteur de La Lutte initiale. Quitter l’empire du nihilisme (Denoël), présent à la murder party de Philippe Détrie.
A l’image de la danse ou de la musique, le jeu développe un sens de l’improvisation et du répondant, difficile à acquérir lorsque l’on prend les choses trop au sérieux. Philippe Nassif en a lui-même fait l’expérience en tant que conférencier. «J’avais très peur de prendre la parole en public, jusqu’à ce qu’un coach me dise : «Tu ne vas pas prendre la parole, tu vas jouer le rôle d’un conférencier.» Cela m’a totalement libéré de mes angoisses ! » En dédramatisant et en relativisant, la «gamification» a le mérite de libérer les énergies.
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LES JEUX VIDÉO QUI AIDENT AU BOULOT
The Last Guardian => il développe Agilité + Empathie
Ce jeu d’action-aventures, poétique, tantôt relaxant, tantôt haletant, met en scène un jeune garçon et une créature chimérique dans une cité antique. L’enfant déambule de passerelles branlantes en bâtiments en ruine sous l’œil (et avec l’aide) de la bête fabuleuse. Le jeu repose sur la relation que vous allez nouer avec elle. Pour cela, vous devez faire preuve d’empathie, de sensibilité et de compréhension pour œuvrer de conserve. Une compétence plus qu’utile avec vos collaborateurs. Sortie prévue en 2016.
Call of Duty => il développe Stratégie + Leadership
Un jeu de guerre particulièrement réaliste, à pratiquer en équipe et en ligne. Les différentes campagnes que vous menez, contre l’ordinateur ou contre une autre équipe, vous obligent à élaborer une stratégie et à la mettre en œuvre habilement. La possibilité de communiquer oralement avec d’autres joueurs en ligne via un micro et un casque développe aussi vos compétences en gestion d’équipe et en leadership.
> Vidéo. Les fans du jeu Call of Duty ont leur Coupe du monde :
World of Warcraft => il développe Organisation + Prise de décision
Difficile de savoir où aller quand on joue à ce pionnier des jeux de rôle en ligne – baptisés aussi MMORPG (de l’anglais massively multiplayer online role-playing games). L’univers est immense, les possibilités sont nombreuses pour le joueur et vous ne pouvez pas partir dans toutes les directions… Vous devez impérativement apprendre à vous organiser, à faire des choix et à bien gérer votre liberté de mouvement.
The Last of Us => il développe Sang-froid + Esprit tactique
Silence, discrétion, avancée à pas de loup… mieux vaut rester serein pour progresser dans ce jeu d’infiltration. Même si des forces armées vous poursuivent ou si des morts-vivants vous guettent, vous devez procéder avec le plus grand calme. Sinon, c’est la défaite assurée… Un jeu qui vous met au défi de ne pas céder au stress.
Football manager => il développe Sens des affaires + Coaching
Oubliez les combinaisons compliquées pour faire une passe et marquer un but. Ici, vous incarnez l’entraîneur et non le footballeur : à vous d’acheter les meilleurs hommes, de gérer leurs transferts et leurs blessures. La version 2016 de ce blockbuster vient de sortir.
Tetris et Sonic : consistant à empiler des formes géométriques au son d’une musique russe, Tetris fait partie des jeux cultes. Sa pratique développe une forme d’agilité mentale et d’acuité logico-déductive. Très relaxant mais extrêmement addictif ! Si vous cherchez davantage d’action, redécouvrez les premiers opus de Sonic The Hedgehog, disponible en appli pour smartphone. Ce jeu de plateforme fondé sur la vitesse vous apprendra à garder le contrôle de la situation quand tout s’accélère.
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