Le premier cas de sida ne date pas de 1981. «Les biologistes moléculaires sont formels, vingt ans avant le cas zéro en Occident, il y avait déjà une épidémie en Afrique centrale», explique Martine Peeters, virologue et directrice de l’Institut de recherche et développement (IRD) à Montpellier.
«Dans l’imaginaire de tout le monde, le sida est apparu au début des années 1980, or les scientifiques datent l’origine du virus du début du XXe siècle. Il y a là un mystère, un virus qui se propage et que les gens ne voient pas, une épidémie invisible», commente Hervé Guérin, responsable Sciences à France 5. Il a soutenu le documentaire Sida, sur la piste africaine, diffusé vendredi après-midi sur France 5 (rediffusion lundi 4 avril à 0 h 55), qui retrace l’incroyable histoire du virus de l’immunodéficience humaine (VIH).
511 kilomètres de rails
«Une odyssée tragique qui a commencé il y a longtemps, très longtemps, aux confins du Cameroun», explique Rémi Lainé, auteur de ce documentaire. Mais, pendant plus de cinquante ans, personne n’a rien vu. Car mourir de cachexie (dénutrition majeure) ou d’infections diverses n’a rien d’exceptionnel en Afrique. Et d’ailleurs, que voir? Avec les moyens de la médecine coloniale du début du siècle, un jeune médecin français en poste au Moyen Congo français en 1931, le Dr Léon Pales, a bien multiplié les autopsies pour comprendre de quoi mouraient en nombre (17.000 morts entre 1921 et 1934) les ouvriers du chemin de fer en construction pour relier Brazzaville au port de Pointe-Noire, 511 km à travers les forêts hostiles du Mayombe. Il n’avait rien trouvé, du moins aucun des pathogènes habituels.
«Récemment, le fils d’un médecin qui avait été en poste au Congo belge m’a offert les fiches de patients rédigées par son père. La description colle avec le sida», explique Éric Delaporte, médecin et chercheur à l’IRD de Montpellier. Mais surtout, la médecine coloniale a laissé un trésor dans les frigos des différents centres. «On a retrouvé à Kinshasa des biopsies datant de l’époque coloniale et on a pu mettre en évidence par des techniques moléculaires la présence du VIH1, explique Martine Peeters. Vingt ans avant le cas zéro en Occident, il y avait déjà une épidémie en Afrique centrale.»
Les chercheurs ont donc pu remonter le temps et suivre à la trace la dissémination du virus grâce à la biologie moléculaire. Deux prélèvements oubliés, l’un fait à Brazzaville en 1959, l’autre à Kinshasa en 1960 (les deux villes ne sont séparées que par le tumultueux fleuve Congo), vont se révéler positifs au VIH1 groupe M, précisément la souche qui s’est répandue dans le monde entier. Deux échantillons: assez pour déterminer qu’un ancêtre commun à ces deux souches devait exister autour de 1920. C’est à cette époque qu’un virus simien, similaire au VIH mais baptisé SIVcpz, serait donc passé du chimpanzé à l’homme. Martine Peeters, qui a découvert les descendants de ce SIVcpz à la fin des années 1980 au Gabon, a ensuite réussi à en traquer la source jusqu’à l’extrême sud-est du Cameron, «dans une zone d’environ 200 km2».
Escale en Haïti
Selon toute vraisemblance, la chasse et la consommation des chimpanzés porteurs du SIVcpz dans ces régions isolées n’ont pas permis la diffusion du virus lors de la première moitié du XXe siècle. Mais l’urbanisation intense de Léopoldville (Kinshasa), puis l’amélioration des moyens de transport, dont la ligne de chemin de fer Congo-Brazzaville, ont constitué les conditions idéales pour que démarre l’épidémie en Afrique. À partir de Kinshasa. La grande diversité des souches présentes à Pointe-Noire, Kinshasa et plus largement au Congo confirme qu’il s’agit bien du berceau de l’épidémie de sida. Mais pour que l’Occident soit à son tour touché, il va falloir un élément supplémentaire: Haïti.
Rétrospectivement, on sait que l’épidémie aurait pu commencer plus tôt en Europe. Notamment à partir d’un marin norvégien sans doute contaminé en 1961-1962 lors d’une escale à Pointe-Noire, et mort en Norvège, du sida, en 1976. D’autres cas isolés méconnus ont sans doute aussi existé en Occident à partir de l’Afrique, mais ce n’est pas la route principale qu’ont découverte les biologistes moléculaires. En réalité, le VIH est passé par Haïti avant de gagner l’Amérique et l’Europe.
Car des milliers d’enseignants haïtiens, venus en renfort au Congo lors de l’indépendance du pays, dans le cadre d’un programme de l’Unesco, ont ensuite rapporté le virus à Haïti. C’est là que de nombreux homosexuels américains, qui s’y rendaient dans les années 1970 à partir de New York et San Francisco, ont été contaminés. À cette époque, les États-Unis importaient aussi des milliers de litres de sang, chaque mois, à partir de donneurs haïtiens. Du sang contaminé.