La classe africaine (24). Parents et enseignants se perdent dans la liste des manuels agréés, qui change à chaque rentrée. Un gâteau éditorial qui attise les appétits.
Comment équiper en manuels scolaires les près de 5,5 millions d’élèves que compte la Côte d’Ivoire ? C’est le casse-tête que tentent de résoudre chaque année l’Etat, les parents et les enseignants, mais aussi les éditeurs et les distributeurs.
Selon un rapport de la Banque mondiale publié en janvier 2017, les « enfants ivoiriens n’ont pas assez d’ouvrages pour perfectionner leur apprentissage scolaire ». Un constat conforté par les statistiques du ministère de l’éducation nationale. En primaire, par exemple, le manque de manuels scolaires est criant : si, en CP, 61 % des élèves ont un livre de calcul, le taux s’effondre à 33 % en CM2, 24 % en CE2 et 23 % en CE1. Même constat pour les livres de lecture.
Comment expliquer un tel sous-équipement dans un pays où la part du budget consacrée à l’éducation n’a cessé de croître ces dernières années (+ 7,5 % par an en moyenne depuis 2010) pour atteindre aujourd’hui 27 % et dont le secteur de l’édition est l’un des plus développés de la sous-région ?
Une dépense non négligeable
En Côte d’Ivoire, l’obligation d’aller à l’école pour les enfants de 6 à 16 ans est inscrite depuis 2015 dans la loi, au même titre que la gratuité de l’enseignement, « à l’exception, notamment, des droits d’inscription, des prestations sociales et des charges relatives aux manuels et autres fournitures scolaires ». L’achat des ouvrages est donc à la charge des parents, dans le privé comme dans le public.
Néanmoins, ces dernières années, le ministère de l’éducation a opté pour la distribution gratuite de millions de kits scolaires, comprenant des fournitures et parfois des ouvrages, dans des écoles de quartiers défavorisés d’Abidjan ou de communes rurales, afin d’alléger le budget de rentrée des familles. Mais le chemin pour l’équipement de tous, notamment à l’intérieur du pays, est encore long.
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Abdoulaye Koné, 44 ans, est maître d’hôtel à Abidjan. Pour ses trois filles âgées de 6 à 13 ans, toutes scolarisées dans des établissements publics, il a dépensé en septembre 2017 près de 40 000 francs CFA (61 euros) en manuels scolaires. Dans un pays où le salaire minimum interprofessionnel garanti est de 60 000 francs CFA, la dépense n’est pas négligeable.
Pourtant, « le problème n’est pas le prix des manuels, dit-il. C’est plutôt l’impossibilité de les réutiliser d’année en année, entre frères et sœurs, cousins ou amis ». Il ajoute : « Quand j’étais enfant, dans les années 1970 et 1980, le programme était stable et on pouvait se refiler les ouvrages. Aujourd’hui, à chaque rentrée, on se demande quelle nouvelle collection va encore sortir du chapeau ! »
Legs de l’époque coloniale
Avant chaque rentrée, le ministère de l’éducation publie en effet une liste des manuels agréés. A charge pour les enseignants de choisir ceux qu’ils utiliseront en classe.
Dans les années 1980 et 1990, cette liste était assez réduite et constante. L’ex président Félix Houphouët-Boigny avait confié l’édition des manuels scolaires au duopole franco-ivoirien NEI-CEDA, formé par les Nouvelles Editions ivoiriennes et le Centre d’édition et de diffusion africain. Les deux entités, qui ont entre-temps fusionné, sont aujourd’hui une filiale du géant français de l’édition Hachette.
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La libéralisation du secteur au début des années 2000, appuyée par la Banque mondiale, ainsi que la volonté des présidents successifs d’imprimer leur marque, modifieront et gonfleront au fur et à mesure cette liste. La collection la plus connue des années 1980, « Ecole et Développement », élaborée par des fonctionnaires ivoiriens, est ainsi devenue « Ecole et Nation » sous Laurent Gbagbo, puis « Ecole, Nation et Développement » sous Alassane Ouattara.
Pour l’année 2017-2018, la liste fait 30 pages, représentant une trentaine de maisons d’édition. Seule constante : la domination du marché par NEI-CEDA, dont le chiffre d’affaires a atteint 3,3 milliards de francs CFA en 2016 (5 millions d’euros), même si certains acteurs ivoiriens tels qu’Eburnie ou Frat Mat arrivent à tirer leur épingle du jeu.
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Un leadership que dénoncent nombre de petits éditeurs ivoiriens, qui y voient un legs de l’époque coloniale et pointent la proximité entre le gouvernement et NEI-CEDA, dont la directrice éditoriale, Miriame Moro, est l’épouse d’Abdoulaye Kouyaté, le chef de cabinet de la ministre de l’éducation. Un argument qui fait pouffer Dominique Le Boulch, patron de NEI-CEDA, qui estime que l’argument n’est pas valable puisque son entreprise a perdu ces dernières années des appels d’offres au profit de plus petits éditeurs.
« Une affaire de gros sous »
« Le livre scolaire, c’est une affaire de gros sous, explique un éditeur de la place qui tient à rester anonyme. Etre sur cette liste, c’est le graal, et tous les coups sont permis. Imaginez un peu, c’est un marché énorme, plus de 5 millions d’élèves ! Chacun veut sa part du gâteau : auteurs, éditeurs, imprimeurs ou distributeurs, quitte à employer des méthodes parfois illégales. »
Ce marché « énorme » est « estimé à 20 milliards de francs CFA », selon Anges Félix N’Dakpri, président de l’Association des éditeurs de Côte d’Ivoire (Assedi). Selon lui, « il faudrait régulerpour éviter la cacophonie actuelle, avec des enseignants qui s’érigent en éditeurs, des imprimeurs en distributeurs, des livres piratés, des manuels distribués gratuitement par l’Etat qui se retrouvent vendus sur des marchés… Il faudrait remettre de l’ordre dans toute la chaîne, en professionnaliser tous les maillons pour que chacun y trouve son compte. » A commencer par les élèves.
Avec lemonde