L’acquisition des actifs meuniers de Mimran pour plus de 300 millions d’euros signe l’arrivée du groupe américain, Seaboard Corporation au Sénégal et en Côte d’Ivoire. L’entreprise familiale, qui cultive la discrétion, va y développer un modèle fondé sur l’intégration verticale avec l’ambition de confirmer son statut de numéro un.
Avec le rachat contre un chèque de 317,6 millions d’euros de plusieurs actifs du groupe Mimran, dont les Grands Moulins de Dakar et les Grands Moulins d’Abidjan, par Seaboard Corporation, c’est tout un pan de l’histoire industrielle ouest-africaine qui s’achève. Mais c’est aussi une autre histoire qui se poursuit. Car la compagnie américaine (4,53 milliards d’euros de chiffre d’affaires en 2016), dont le siège se trouve à Kansas City, déjà leader de la meunerie sur les marchés d’Afrique anglophone, s’offre avec cette opération une dimension panafricaine unique dans le secteur.
À eux deux (sur trois sites : Dakar, Abidjan et San Pedro), les Grands Moulins (environ 200 millions d’euros de CA) représentent une capacité de production annuelle de près 650 000 tonnes de farine et de 110 000 t d’aliments pour bétail. « Pour une entreprise comme Seaboard, ce n’est pas si important, tempère toutefois un analyste suisse spécialiste du blé. Cela représente entre 10 % et 15 % de leur capacité de production de farine à l’échelle mondiale. Mais la valeur des moulins de Mimran dépasse largement celle des outils industriels. »
L’avantage décisif d’une clientèle fidèle
L’entrepreneur suisso-israélo-sénégalais Jean-Claude Mimran avait su transformer les moulins érigés par son père en 1954 (Dakar) et 1963 (Abidjan) en des acteurs dominants. « Au Sénégal comme en Côte d’Ivoire, les Grands Moulins représentent encore plus de 40 % de part de marché, rappelle l’analyste. Leur profitabilité est en baisse ces dernières années du fait de la concurrence, mais ils possèdent des avantages décisifs. Ils ont une clientèle fidèle, un réseau de distribution bien en place. Ils sont situés à quai, dans les ports, ce qui réduit les coûts de transport, et ont contracté des accords avec les États pour bénéficier de priorités d’accostage. À Abidjan, par exemple, un bateau peut attendre trois à quatre semaines quand eux attendent deux ou trois jours. Tout cela a un prix. »
Car, selon les spécialistes de la meunerie que JA a interrogés, la valeur des usines serait comprise entre 40 millions et 50 millions d’euros. « Les actifs industriels cédés ne sont pas de toute dernière génération. Ce qui est réellement vendu, c’est une part de marché d’un oligopole protégé », résume un connaisseur du marché sénégalais.
Avec cette prise stratégique, Seaboard corporation envoie un message clair à la concurrence
Malgré tout, cette position préférentielle ne peut expliquer à elle seule la somme déboursée, à laquelle il faut ajouter une prime supplémentaire – jusqu’à 39,5 millions d’euros – indexée sur les résultats futurs des Grands Moulins. Dans l’opération, en sus des minoteries, la multinationale américaine a également acquis Borisniak Corp., une société anonyme de droit panaméen, Eurafrique, une structure de négoce de matières premières agricoles de droit monégasque, et enfin la Société méditerranéenne de transport (Sometra), une entreprise de fret maritime de droit monégasque. Il semblerait donc qu’une ou plusieurs de ces sociétés possèdent des actifs qui justifient une partie importante du montant réglé.
Reprendre l’ascendant
Avec cette prise stratégique, Seaboard corporation envoie un message clair à la concurrence. « Ces dernières années, ils avaient essuyé quelques revers, rappelle l’analyste suisse. Ils se sont fait souffler la Société générale des moulins du Togo par Castel (via la Somdiaa) en 2014, ont dû fermer un moulin en Angola, et ont marqué le pas dans leur développement au Nigeria et au Ghana. Avec l’acquisition des Grands Moulins, ils reprennent l’ascendant. »
Déjà, en juin 2015, Seaboard avait réussi à prendre une participation de 12 % dans Zalar Holding, leader de l’aviculture au Maroc, pour 18 millions d’euros. Un secteur dans lequel la multinationale est présente dans d’autres pays africains et qui lui permet d’utiliser les sous-produits issus de la transformation de son propre blé pour l’alimentation animale.
Mais comme le montre le rachat des Grands Moulins, le géant américain cherche avant tout du grain à moudre. « Aujourd’hui, dans le blé, il existe des logiques de volume et de synergie très importantes, surtout en ce qui concerne l’amont de la filière, de la logistique à la minoterie, décrypte un membre d’un cabinet de conseil marocain. C’est cette logique que suit Seaboard. »
Principe de discrétion
En sautant sur l’occasion juste après l’échec de la tentative de rachat des moulins de Mimran par le marocain Forafric, elle confirme également un trait de caractère. « L’opportunisme fait partie de leur culture, témoigne ainsi l’analyste suisse. Seaboard a construit des usines, par exemple en 2013 en Gambie. Mais son histoire sur le continent se caractérise surtout par de nombreux rachats de minoteries en difficulté, souvent étatiques, qu’elle payait avec les bénéfices des sociétés acquises au Ghana, au Congo ou au Nigeria. »
Seaboard est tout sauf une petite coopérative agricole du Midwest
« Nous sommes enthousiastes à l’idée de poursuivre nos investissements en Afrique subsaharienne et nous sommes persuadés que cette acquisition s’intégrera parfaitement à notre structure existante », avait sobrement commenté Steven J. Bresky, 64 ans et PDG, lors de la signature du protocole d’accord (MOU) à la mi-septembre 2017.
Malgré nos multiples tentatives, la compagnie, fondée en 1918 par Otto Bresky, entrepreneur juif originaire de Boston, a refusé depuis toutes nos demandes d’interviews. Une marque de fabrique, semble-t-il. D’après un article de Bloomberg datant de 2012, Steven J. Bresky, petit-fils du fondateur, n’a jamais accordé une seule interview publique de sa vie.
Des opérations dans 45 pays
Pourtant, Seaboard est tout sauf une petite coopérative agricole du Midwest. Le groupe est coté à la Bourse de New York depuis 1959, est présent sur les cinq continents et mène des opérations dans 45 pays. Il est le deuxième producteur et le quatrième transformateur de porcs aux États-Unis, ainsi que le premier producteur de dindes américain (via ses 50 % dans Butterball LLC).
Transporteur maritime, avec une flotte de 30 bateaux convoyant 60 000 conteneurs réfrigérés 365 jours par an entre l’Amérique (du Nord, du Sud et les Caraïbes), l’Europe et l’Afrique, il possède également des représentations dans différents pays à très faible fiscalité comme aux îles Caïmans, sur l’île de Man ou à Maurice. Surtout, sa branche Commodity Trading and Milling, aussi appelée Seaboard Overseas and Trading Group, qui représentait plus de la moitié de ses revenus en 2016 (2,34 milliards d’euros), est largement concentrée sur l’Afrique.
Elle y possède des bureaux, des moulins, des usines de volailles et des filiales dans 16 États, avec une inclination pour les pays réputés difficiles comme la Gambie, Madagascar ou la RD Congo, et une préférence allant aux gros marchés anglophones.
Adaptabilité, agilité et gestion rigoureuse des comptes
Sa première implantation sur le continent remonte à 1968 et à la construction d’un moulin à Freetown. Elle y a connu grosso modo trois phases d’expansion-acquisitions : ouest-africaine de 1968 à 1978 (Sierra Leone, Nigeria et Liberia) ; centrale, est-africaine et australe de 1992 à 2000 (Zaïre, Congo, Afrique du Sud, Mozambique et Zambie), correspondant à la vague de privatisations qu’a alors connue le secteur ; et de nouveau ouest-africaine à partir de 2012 (Ghana, Gambie).
L’adaptabilité, l’agilité et une gestion rigoureuse des comptes semblent faire partie de ses « spécificités africaines ». Si aux États-Unis l’organisation de la filière porcine est gérée de manière globale, ses moulins, en Afrique, sont relativement indépendants, afin de « pouvoir se séparer rapidement d’une activité en cas de coup dur ».
Ce que l’analyste suisse résume à sa façon : « Seaboard a beaucoup d’argent, mais on ne peut pas dire que ce soit une entreprise généreuse. Elle a l’habitude de l’Afrique mais ne manifeste pas toujours une grande confiance dans la pérennité de ses opérations sur place. »
Obligations éthiques
De là à s’inquiéter du sort réservé à ses futurs actifs ivoiriens et sénégalais ? « Non, répond notre analyste. Ces gens sont de grands professionnels, sérieux. Leur cotation en Bourse aux États-Unis leur confère des obligations éthiques. Il faut d’ailleurs s’attendre à une réorganisation des Grands Moulins et à des investissements pour moderniser l’appareil de production. Ils seront extrêmement attentifs aux coûts, et leurs employés ne doivent pas s’attendre à des salaires mirifiques. Mais les consommateurs ivoiriens et sénégalais peuvent en contrepartie espérer une baisse des prix. »
Olivier Lemercier, directeur de production entre 2014 et 2016 d’une usine de boulangerie industrielle (Sadia) en RD Congo, filiale de Seaboard, dément toutefois une vision d’une multinationale américaine obnubilée par la rentabilité à court terme.
Avec Seaboard, rien ne se perd, tout se transforme, et pas besoin de payer des intermédiaires » lance Olivier Lemercier
« Je n’ai jamais ressenti de pression particulière sur les coûts. La direction américaine laisse beaucoup d’autonomie au management local et est d’une grande souplesse. Il est vrai que nous avions très peu de rapports avec les autres entités africaines du groupe et très peu avec les États-Unis, si ce n’est la visite d’un directeur technique une fois par an. Mais en même temps, ils savaient se montrer ouverts à nos propositions d’investissements, en particulier pour améliorer l’outil industriel. Leurs moyens financiers semblaient à la fois très importants et disponibles. Par exemple, l’usine dans laquelle je travaillais à Kinshasa, qui produisait près d’un million de demi-baguettes par jour, possédait des équipements à haute valeur technologique. »
L’intégration des nouvelles entités pourrait être plus compliquée que prévu
« Seaboard a développé un modèle à part, observe admiratif notre analyste suisse. Le fait d’avoir sa propre flotte par exemple, pour réduire ses coûts de transport, est assez unique. C’est l’un des rares groupes qui peut fonctionner en vase clos. » Avec ses nombreux bureaux de trading disséminés en Afrique et dans le monde, la compagnie contrôlée par la famille Bresky achète du blé de la Russie aux États-Unis en passant par l’Ukraine, l’Allemagne ou la France, achemine le tout par ses propres moyens jusqu’à ses moulins pour le transformer en farine.
Et parfois la farine en pain, tout en réutilisant les sous-produits pour ses propres usines de volailles. Comme le résume Olivier Lemercier : « Avec Seaboard, rien ne se perd, tout se transforme, et pas besoin de payer des intermédiaires. »
Reste à appliquer cette stratégie avec autant de succès dans ses nouvelles acquisitions. « La gestion d’une activité protégée par des barrières douanières et non tarifaires en échange d’un prix homologué fixé par l’État, comme ce sera le cas au Sénégal et en Côte d’Ivoire, nécessite un savoir-faire, une expérience et une connaissance approfondie des administrations francophones. Des qualités peu évidentes pour une entreprise américaine qui ne sait pas forcément comment fonctionne le onshore africain. Leur intégration peut s’en trouver très compliquée », fait ainsi valoir un spécialiste du secteur sénégalais.
« Il faut se méfier des spécificités locales, rappelle un autre analyste. Même pour les acteurs historiques. Voyez ce qu’a donné le rachat à la fin de 2012 de Dangote Flour Mills (Nigeria) par le groupe sud-africain Tiger Brands, une véritable débandade. »
Avec jeuneafrique