Transformer l’eau salée des océans en eau potable ? Plus de 100 pays dans le monde le font déjà. Reportage dans l’usine d’El Prat de Llobregat, près de Barcelone. 
Derrière des murs anthracite, un labyrinthe de cuves, de turbines et de gigantesques filtres… Nous sommes à l’embouchure de la rivière Llobregat, à une dizaine de kilomètres au sud de Barcelone, face à la Méditerranée. Et cette poignée de bâtiments pourrait passer inaperçue tant elle est coincée entre des champs d’artichauts, un vaste port de commerce et une zone marécageuse protégée. Pourtant, ce site, sur lequel travaillent à peine une vingtaine de salariés, est l’une des usines de dessalement d’eau de mer les plus performantes au monde. Construite par Dégremont, une filiale du Français Suez, et inaugurée en 2009, elle produit chaque seconde 2 300 litres d’eau douce de qualité et approvisionne plus de 120 communes catalanes, soit 4,5 millions d’habitants.
Comme le souligne Xavier Duran, ingénieur à l’Aca, l’établissement chargé de la gestion de l’eau en Catalogne, le site d’El Prat de Llobregat est le fleuron d’un vaste programme mis en place en Espagne depuis une dizaine d’années. Plus de 700 usines y ont été construites le long du littoral méditerranéen et produisent près de 2 millions de mètres cubes d’eau douce chaque jour. Ce qui place le pays parmi les premiers utilisateurs de technologies de dessalement dans le monde.
Irene Obis Molina, qui gère la communication de l’usine d’El Prat de Llobregat, a l’habitude de recevoir des scientifiques et industriels du monde entier. Il faut dire que la raréfaction du précieux liquide touche tous les continents. Les projections du Conseil mondial de l’eau montrent qu’en 2025, environ 4 milliards d’humains, soit la moitié de la population sur Terre, vivront en situation de stress hydrique, c’est-à-dire de pénurie d’eau potable.
L’urbanisation et l’agriculture irriguée progressant à grande vitesse, les besoins augmentent deux fois plus vite que la population mondiale. Or, l’eau douce représente moins de 3 % de toutes les ressources aqueuses de la planète bleue. Dans ce contexte, il est tentant de se tourner vers une réserve quasi inépuisable : les océans… qui contiennent malheureusement jusqu’à 50 grammes de sel par litre, soit mille fois plus que le taux fixé par l’Organisation mondiale de la santé pour être consommable. En extraire ce chlorure de sodium pourrait donc sauver, dans l’avenir, une grande partie de l’humanité.
Mais, pour les Catalans, le manque d’eau est un problème bien actuel. Leur région doit faire face à des épisodes récurrents de sécheresse : pas moins de sept au cours de ces quinze dernières années. Pour ne rien arranger, le peu d’eau potable sur lequel elle peut compter est de mauvaise qualité en raison de sa dureté (une concentration trop forte en calcium et magnésium) et de sa teneur élevée en sels minéraux.
Irene Obis Molina, Barcelonaise d’origine, se souvient de la situation avant la construction de l’usine. «On se débrouillait comme on pouvait, raconte-t-elle en longeant un dédale de longs boyaux métalliques. Ma mère remplissait parfois la baignoire en été, par peur des restrictions. Récemment encore, certains villages stockaient dans leurs réservoirs de l’eau acheminée par camion. Même Barcelone devait acheter à la France de l’eau captée dans ses rivières, puis transportée par bateau depuis Marseille. Avant 2008, le gouvernement régional avait calculé une quantité moyenne par habitant de 105 litres par jour, distribuée au décilitre près (à comparer aux 151 litres de consommation moyenne d’un Français, selon une enquête menée en 2008 par les ministères de l’Ecologie et de l’Agriculture). Malgré le rationnement, on subissait fréquemment des coupures d’eau intempestives, et les étages les plus hauts des immeubles barcelonais n’avaient souvent plus de pression au robinet !»
Grâce à l’usine de dessalement d’El Prat de Llobregat, financée à 75 % par l’Europe (qui a alloué au projet une belle enveloppe de 150 millions d’euros), les Barcelonais et leurs voisins n’ont plus besoin de «se serrer le goulot». Carlos Miguel Centeno, son directeur, semble toujours émerveillé par le fonctionnement de son site, qui permet d’obtenir 450 litres d’eau douce pour 1 000 litres d’eau de mer. Il insiste néanmoins sur les précautions qui ont été prises pour générer de l’or bleu potable de qualité. «La captation ne se fait pas à proximité de l’usine, nous sommes trop près du port, dont il faudrait gérer la pollution. Nous collectons l’eau de mer à 2,2 kilomètres de la côte, et à plus de 26 mètres de profondeur, grâce à deux pipelines mesurant 1,8 mètre de diamètre. A leur entrée, des grilles empêchent les poissons ou tout autre corps étranger de passer. L’eau est récupérée par une station de pompage, installée sur la plage, puis envoyée à l’usine via d’autres tuyaux.»
Le dessalement s’y réalise en plusieurs étapes. L’eau de mer est d’abord stockée dans de grandes cuves où elle est filtrée plusieurs fois pour être débarrassée de ses micro-organismes, essentiellement des petits bouts d’algues. Elle entre ensuite dans le «cœur» de l’usine pour être traitée selon la technologie dite de «l’osmose inverse» : mise sous haute pression (70 bars), elle traverse un réseau de membranes semi-perméables qui retiennent 99,34 % des sels. En fin de circuit, l’eau est désinfectée et enrichie en éléments minéraux.
Outre l’Espagne,un nombre croissant de pays se sont décidés à recourir aux technologies de dessalement. C’est le cas notamment au Moyen-Orient et au Maghreb, des régions où il n’y a ni nappes phréatiques assez vastes, ni de précipitations suffisantes pour satisfaire les besoins de la population. La plus grande usine au monde se trouve d’ailleurs dans les Emirats arabes unis, à Jebel Ali, à une trentaine de kilomètres de Dubaï. Elle peut produire 900 000 mètres cubes d’eau douce par jour, contre «seulement» 200 000 pour celle d’El Prat de Llobregat.
«La question du dessalement est cruciale», explique Farid Tata, ingénieur des Arts et Métiers spécialisé dans la potabilisation de l’eau. Cet ancien de Veolia Environnement y est d’autant plus sensible que dans son Maroc natal, s’hydrater n’était pas toujours chose facile : enfant, il devait souvent aller chercher l’eau à dos d’âne… Selon lui, cette solution s’avère indispensable pour des raisons économiques et géopolitiques : «L’Arabie Saoudite ne pourrait plus produire son propre blé ou d’autres denrées qui garantissent sa quasi autonomie alimentaire, souligne-t-il. De nombreux pays arabes sont également totalement tributaires de l’eau dessalée. Au Qatar, par exemple, près de 95 % de l’eau douce est issue d’une transformation de l’eau de mer. Pour Israël, aussi, développer cette technologie est devenu une question de survie : sans elle, le pays serait obligé d’importer son eau par bateau. L’Inde est en course pour mettre au point ses propres usines, les Etats-Unis emploient de plus en plus les leurs pour contrer l’assèche ment de la Californie, et les Chinois ne sont pas en reste…»
Par ailleurs, le dessalement des mers et des océans pourrait désamorcer de potentielles «guerres de l’eau», comme celles pour le contrôle des ressources du Jourdain ou du Nil. La France s’intéresse aussi à ce marché. Certaines des entreprises leaders dans la construction d’usines de dessalement sont tricolores : outre Dégremont, c’est le cas de Sidem, Entropie et OTV, trois filiales de Veolia. L’Hexagone accueille également sur son sol quelques petits sites. Pour subvenir aux besoins des touristes en été, des unités ont ainsi été installées dans le phare de l’île de Sein (Finistère) et sur le port de Rogliano, une commune du Cap Corse. Le dessalement présente néanmoins des inconvénients. Plusieurs systèmes existent : outre celui par osmose inverse, il est possible de distiller l’eau de mer en la soumettant à la chaleur ou à la pression. Or, ces derniers procédés sont très gourmands en énergie. Et lorsqu’ils s’appuient sur des combustibles fossiles, ils occasionnent un rejet de polluants atmosphériques comme le CO2, un gaz à effet de serre. De plus, toutes ces technologies coûtent encore nettement plus cher que la «potabilisation » de l’eau douce naturelle, de surface ou souterraine.
Selon des statistiques établies par Veolia, le prix de revient de celle-ci est de 0,10 à 0,50 euro le mètre cube. Tandis que le dessalement par osmose inverse coûte entre 0,30 euro et 0,91 euro le mètre cube, et celui obtenu par distillation entre 0,46 euro et 1,83 euro. Cela étant, les récentes améliorations technologiques devraient rendre la facture de moins en moins salée…
La transformation de l’eau de mer suscite d’autres critiques. De nombreuses ONG craignent qu’elle soit envisagée comme une solution de facilité, et incite ainsi à la surconsommation aux dépens de mesures de gestion de l’eau. Aucun lien direct chiffré n’a pour autant été établi. La consommation en eau des Barcelonais se serait même tassée ces dernières années. «L’autre problème réside dans les produits chimiques qui interviennent en sortie d’usine, note Farid Tata. Des adjuvants sont utilisés dans de nombreuses situations, notamment pour éviter la formation de mousse et de calcaire. Mais il existe des solutions simples de filtrage ou de précipitation de ces composés.»
Le vrai souci est ailleurs. Les associations écologistes pointent du doigt le rejet des saumures (eaux saturées en sel) parfois très chaudes, qu’occasionne le processus. Or, de nombreuses espèces marines, végétales et animales, sont sensibles aux variations de la salinité et de la température. Une étude du Programme des Nations unies pour l’environnement, réalisée en 2000, s’est intéressée à l’impact de l’usine de dessalement de Dhekelia, sur l’île de Chypre. Trois ans après sa mise en service en 1997, la population des polychètes, sorte de vers des fonds marins, avait explosé dans sa zone de rejet, alors que le reste de la faune (étoiles de mer, oursins, mollusques…) avait drastiquement diminué. Les algues, elles, avaient tout simplement disparu dans un rayon de 100 mètres.
Certes, les industriels ont inventé des parades. L’usine de dessalement d’El Prat de Llobregat, par exemple, mélange la saumure qu’elle rejette avec les eaux douces usées qu’expulse la station d’épuration voisine. Ce cocktail allégé en sel est ensuite évacué à 3 kilomètres de la côte et à 60 mètres de profondeur. «L’impact sur l’environnement a été étudié en amont avec les écologistes, affirme le directeur de l’usine, Carlos Miguel Centeno. Nous n’avons aucun problème de pollution, d’autant que notre tuyau d’évacuation dispose de plusieurs sorties pour favoriser encore la dilution. Il pourrait y avoir des soucis si certaines algues étaient présentes, comme sur la Costa Brava, mais ce n’est pas le cas.» Le chef d’entreprise est si décontracté par rapport au sujet qu’il se permet d’ajouter, dans un demi-sourire : «Si des poissons sont gênés, ils peuvent aussi se déplacer, la mer est suffisamment grande !»
En 2012, Suez Environnement estimait que les 17 000 usines alors en activité dans 120 pays du globe produisaient 24 kilomètres cubes par an d’eau potable issue du dessalement. Un volume qui ne représente pourtant que 0,63 % de la consommation mondiale. «Mais il s’agit d’une solution d’avenir, insiste Farid Tata. D’ailleurs, la production d’eau dessalée croît depuis vingt ans : elle est passée de 4,74 kilomètres cubes en 1990 à 18,25 kilomètres cubes en 2010.» Et grâce aux progrès réalisés sur les techniques utilisant l’osmose inverse, le coût de production a déjà été divisé par deux en l’espace de dix ans.
«Le réchauffement climatique va aussi intensifier le stress hydrique dans certaines régions, poursuit Farid Tata. Il augmente la vitesse d’évaporation de l’eau, et donc la salinité près des côtes et dans les mers peu profondes, ce qui rend encore plus pertinente l’utilisation du dessalement.» Le procédé devrait aussi séduire pour des raisons pratiques. Aujourd’hui, près de 40 % de la population mondiale vit à moins de 100 kilomètres des côtes et peut puiser facilement dans le réservoir naturel que constituent les mers et les océans. Et si les projections établies par les géants de l’eau s’avèrent exactes, plus d’un humain sur deux pourrait bien boire de l’eau tirée de la mer d’ici une quinzaine d’années.
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