Le niveau des marchés boursiers diffère largement selon les pays. En ce moment, les États-Unis sont en tête du classement mondial. Mais tout le monde veut savoir si le niveau courant de leur marché boursier est justifié – et pour quelles raisons.
Nous pouvons obtenir une mesure intuitive simple des différences entre pays en regardant des ratios cours/bénéfice. Je préconise depuis longtemps le ratios cours/bénéfice déconjoncturalisé (CAPE), développé par John Campbell (à présent à l’Université de Harvard) et moi-même il y a 30 ans de cela.
Le ratio CAPE est le prix réel (indexé sur l’inflation) d’une action, divisé par une moyenne de dix ans de bénéfice réel par action. La banque Barclays à Londres compile les ratios CAPE de 26 pays (je consulte Barclays sur ses produits liés au ratio CAPE). Au 29 décembre, le ratio CAPE est le plus haut pour les États-Unis.
Voyons ce que signifient ces ratios. La propriété des actions représente une créance à long terme sur les revenus d’une société, que la société peut payer aux propriétaires des actions sous la forme de dividendes ou bien réinvestir pour fournir aux actionnaires davantage de dividendes à l’avenir. Une action d’une société n’est pas simplement une créance sur les gains de l’année prochaine, ou sur les revenus de l’année suivante. Les sociétés performantes ont une durée de vie de plusieurs décennies, voire de plusieurs siècles.
Ainsi pour arriver à une évaluation pour le marché boursier du pays, il faut donc prévoir le taux de croissance des gains et des dividendes pour un intervalle considérablement plus long qu’une année. Nous voulons vraiment savoir ce que les gains feront au cours des dix ou des vingt années à venir. Mais comment peut-on se fier à des prévisions à long terme sur la croissance des gains dans tous les pays ?
Dans la valorisation des marchés boursiers, les gens ne semblent pas s’appuyer sur une bonne prévision des gains sur les dix prochaines années. Ils semblent juste tenir compte des dix dernières années, qui sont déjà des affaires classées, mais également connues et tangibles.
Mais quand Campbell et moi-même avons étudié la croissance des bénéfices aux États-Unis avec des données historiques à long terme, nous avons constaté qu’elles n’étaient pas très favorables à l’extrapolation. Depuis 1881, la corrélation entre la croissance des revenus réels de la dernière décennie avec le taux de capitalisation des bénéfices est positive de 0,32 points. Mais il n’y a aucune corrélation entre le ratio CAPE et la prochaine croissance réelle des revenus sur dix ans. Et la croissance des revenus réels par action pour l’indice composé des prix des actions S&P au cours des dix années précédentes a été négativement corrélée (- 17% depuis 1881) avec la croissance des revenus réels au cours des dix années suivantes. C’est le contraire d’une montée en puissance. Cela signifie que la bonne nouvelle relative à la croissance des revenus au cours de la décennie passée est (légèrement) une mauvaise nouvelle relativement à la croissance des revenus futurs.
Essentiellement la même sorte de phénomène se produit avec l’inflation et le marché des obligations des États-Unis. On a pu penser que les taux d’intérêt à long terme avaient tendance à être forts quand il y a des signes d’une inflation plus élevée au cours de la vie de l’obligation, pour dédommager les investisseurs de la baisse prévue du pouvoir d’achat du dollar. En utilisant les données disponibles depuis 1913, soit l’indice des prix à la consommation calculé par le US Bureau of Labor Statistics, nous trouvons qu’il n’y a presque aucune corrélation entre les taux d’intérêt à long terme et les taux d’inflation sur dix ans au cours des décennies suivantes. Bien que positive, la corrélation entre l’inflation totale de la décennie et l’inflation de la décennie suivante n’est que de 2 %.
Mais marchés obligataires agissent comme s’ils pensaient que l’inflation pouvait être extrapolée. Les taux d’intérêt à long terme ont tendance à être forts quand l’inflation de la dernière décennie a été forte. Les rendements d’obligations américaines à long terme, tels que le rendement des Bons du Trésor sur dix ans, sont fortement positivement corrélés (70 % depuis 1913) avec l’inflation des dix années précédentes. Mais la corrélation entre le rendement des Bons du Trésor et le taux d’inflation au cours des dix prochaines années est seulement de 28 %.
Comment pouvons-nous concilier le comportement des investisseurs avec la fameuse assertion selon laquelle il difficile de battre le marché ? Pourquoi la confiance croissante dans l’analyse de données et le trading agressif n’ont-ils pas signifié que, bien que les marchés deviennent plus efficaces au fil du temps, toutes les opportunités restantes de fixer des bénéfices anormaux sont absorbées ?
La théorie économique, comme en témoigne l’œuvre d’Andrei Shleifer de l’Université Harvard et de Robert Vishny de l’Université de Chicago, propose toutes les raisons d’espérer que les opportunités d’investissement à long terme ne soient jamais éliminées des marchés, même lorsqu’il y a beaucoup de gens très intelligents dans le trading.
Cela nous ramène au mystère de ce qui conduit le marché boursier des États-Unis à être plus fort que tous les autres. Ce n’est pas « l’effet Trump », ni l’effet de la récente réduction du taux d’imposition sur les sociétés américaines. Après tout, les États-Unis ont eu à peu près le ratio CAPE le plus élevé du monde depuis que le début du second mandat du Président Barack Obama en 2013. L’extrapolation d’une croissance rapide de revenus n’est pas non plus un facteur significatif, étant donné que les derniers bénéfices réels par action pour l’index de S&P sont seulement de 6 % supérieurs à leur pic d’il y a environ dix ans, avant le début de la crise financière de 2008.
Une partie de la raison du ratio CAPE américain classé premier mondial est peut-être sa valeur plus élevée des rachats d’actions, bien que les rachats d’actions soient devenus un phénomène mondial. Des ratios CAPE plus forts aux États-Unis peuvent également traduire une plus forte psychologie de la crainte au sujet du remplacement des emplois par des machines. Le revers de la médaille de cette crainte, comme je l’ai soutenu dans la troisième édition de mon livre Irrational Exuberance, est un désir plus fort de posséder du capital dans un pays de marché libre en association avec des ordinateurs.
La vérité est qu’il est impossible de repérer la cause à part entière du prix élevé du marché boursier des États-Unis. L’absence de toute justification claire pour son ratio CAPE élevé devrait rappeler à tous les investisseurs l’importance de la diversification et qu’il ne faut pas accorder trop de poids au marché boursier américain dans un portefeuille.
Avec weforum