Les populistes ont raison. L’euro peut être balayé par une crise de financement sur la dette souveraine d’un maillon faible de la zone, ou par des faillites bancaires en cascade. Actuellement, le couvercle est mis sur un tel scénario grâce à la dissuasion de la banque centrale européenne (BCE), prête à acheter sur les marchés tous les actifs en danger. Mais tout a une fin, même le soutien absolu de la politique monétaire. D’urgence, la zone euro doit se préparer aux chocs futurs, ne cesse de clamer dans le désert le staff de la BCE. Surprise, en cette année 2018, les dirigeants politiques européens pourraient entendre les sirènes de Francfort et adopter un vrai plan de sauvetage. Parce qu’ils sont dos au mur et qu’ils le savent.
La fin des expédients
Le “déclic” s’explique comme souvent par la rencontre d’un moment particulier et de leaders décidés. Le moment, c’est une embellie conjoncturelle qui déblaie le terrain après dix ans de dépression. Les leaders décidés ont pour tête d’affiche un Emmanuel Macron qui a choisi de secouer le plan-plan bruxellois en affichant clairement ses préférences pour une réparation musclée de la zone. Le chef de l’État français attend impatiemment le renfort d’un gouvernement stable en Allemagne avant de jeter ses dés. Sa chance est que la future “grande” coalition SPD-CDU-CSU (Groko) n’a pas trop d’états d’âme autour du projet européen. Seules les questions domestiques sont en discussion tendue. C’est sur ces arbitrages-là que se prononceront les 450 000 adhérents SPD pour reconduire ou pas la “Groko”.
“Le programme Macron est trop ambitieux pour fédérer tous les partenaires européens. Aucune capitale ou presque ne veut réellement d’un budget substantiel de 5 à 6 % du PIB propre à la zone euro”
Attention pourtant aux illusions. Le programme Macron est trop ambitieux pour fédérer tous les partenaires européens. Aucune capitale ou presque ne veut réellement d’un budget substantiel de 5 à 6 % du PIB propre à la zone euro. Aucune non plus ne veut d’un réel ministre des Finances se substituant aux 19 ministres “locaux” de la zone euro. En revanche, le climat positif créé par Macron peut faciliter le traitement de deux défis absolument essentiels pour organiser la survie de la zone.
Il s’agit de l’achèvement de l’Union bancaire, et du renforcement de la force de frappe – le Fonds monétaire européen pouvant venir en aide aux États membres en difficulté. Ces deux dispositifs doivent prendre le relais de la politique monétaire, parce que la BCE est arrivée au bout de ses moyens d’action et de la politique budgétaire, parce que les dettes des États sont déjà trop élevées. Pour sauver durablement l’Union monétaire, il faut arrêter les expédients.
Les deux failles majeures
Cet alarmisme n’est pas de circonstance. Le diagnostic sur les dangers à venir est partagé de tous côtés. Florilège. Quatorze économistes français et allemands qui viennent de publier un canevas de solutions pour “réconcilier discipline et solidarité” et qui ont, dit-on, l’oreille des politiques, sont tous formels : “la monnaie unique reste vulnérable”, disent-ils. Jacques Attali est encore plus direct : “une nouvelle crise de l’euro est inévitable”. Kenneth Rogoff, professeur à Harvard, résume : “le maintien du statu quo n’est sans doute plus possible”. La liste des expertises allant dans le même sens est innombrable. De longue date, Patrick Artus, chef des études à Natixis, a dénoncé l’hétérogénéité croissante qui gagne de proche en proche les membres de la zone en pointant les deux failles majeures : “les règles de politique économique sont simplistes et le fédéralisme quasi inexistant”.
La barre des 3 % maximum de PIB de déficits publics est le symbole de ce simplisme. Cela n’a pas empêché un État comme la France d’être en procédure de dépassement excessif depuis plus de dix ans et de faire de la limite des 3 % une sorte de plancher. Paris crie victoire pour être en dessous de la barre de 0,1 % en 2017 et de 0,4 % en 2018, avant de revenir à 3 % en 2019 (chiffres du projet de loi de finances 2018).
“Les deux failles majeures : “les règles de politique économique sont simplistes et le fédéralisme quasi inexistant”.
La barre des 3 % maximum de PIB de déficits publics est le symbole de ce simplisme”
C’est un fait qu’entre 2010 et 2014, il y a eu une réduction prématurée des déficits publics qui a entraîné une rechute de l’activité. Ce qui a alimenté le déclenchement des attaques sur les dettes publiques des pays fragiles – comme la Grèce. De plus, la BCE, en retard à l’allumage, n’a lancé qu’à la mi-2014 une politique monétaire expansionniste. L’absence de coordination s’est payée cher.
La Commission a certes cherché à atténuer les effets récessifs de la règle en introduisant dans les calculs le respect du déficit structurel (hors conjoncture). Mais c’est trop compliqué et non appliqué. Dans la loi de programmation 2018-2022, la France de Macron s’assoit royalement sur les normes bruxelloises de déficit structurel. La leçon est claire : au plan budgétaire tout est à reprendre.
Côté politique monétaire en revanche, tout va mieux depuis le magistère de Mario Draghi. La stratégie non conventionnelle de la BCE a diminué la pression sur les taux d’intérêt. Mais les effets pervers sont nombreux. L’expérience montre que les États dépensiers en profitent pour s’endetter à bas prix au-delà du raisonnable. En outre, le change de l’euro est trop fort pour la capacité productive du secteur sud, France comprise.
“La stratégie non conventionnelle de la BCE a diminué la pression sur les taux d’intérêt. Mais les effets pervers sont nombreux”
À la place des “bonnes” vieilles dévaluations, ces pays ont été contraints de recourir à la dévaluation compétitive pour essayer de payer leurs factures extérieures. En l’occurrence, la compression du coût du travail par la baisse des salaires (Espagne) ou la subvention étatique (le CICE en France). Dans tous les cas, la méthode a produit accroissement de la concurrence interne et “équilibres” non coopératifs. Les avantages comparatifs différents débouchent sur des spécialisations divergentes.
Aussi a-t-on assisté au maintien du statut industriel de l’Allemagne en pourcentage de son PIB, alors qu’il régressait fortement en France. Cette hétérogénéité des spécialisations n’a rien de néfaste dès lors que des transferts publics corrigent les écarts de revenus et les différentiels de cycle. Rien de tel bien sûr dans une zone euro dépourvue d’un budget de transferts financiers pour compenser les distorsions. Les ajustements se font alors par le niveau de vie des populations. Il est urgent de réagir !
L’épargne allemande préfère le grand large
Pourquoi malgré tout l’euro tient-il encore debout ? Parce qu’à ses débuts, l’unification monétaire – qui supprime le risque de change – a masqué le creusement des déséquilibres par la mobilité des capitaux entre les pays de la zone. Depuis 1999, ces flux de capitaux privés ont peu ou prou suppléé la quasi-inexistence de transferts budgétaires de provenance étatique. Las, depuis la crise de 2011-2013, la suspicion sur la solidité des systèmes bancaires nationaux a interrompu les canaux de financement. L’épargne allemande a cessé de financer les actifs espagnols. Elle préfère prendre le grand large alors que celle des pays du Sud s’investit encore dans le nord de la zone.
“L’épargne allemande a cessé de financer les actifs espagnols. Elle préfère prendre le grand large alors que celle des pays du Sud s’investit encore dans le nord de la zone”
Un ancien candidat à la présidentielle de 2017, François Asselineau (322 547 voix), a parfaitement détecté ce drame caché. Pour l’heure en effet, la BCE couvre les déséquilibres massifs de mouvements de capitaux entre États membres. Ainsi sa filiale Bundesbank engrangeait au 31 décembre dernier 906 milliards d’euros de créances sur les banques nationales de l’eurosystème. L’UPR (Union Populaire Républicaine) de François Asselineau précise dans un communiqué en date du 8 janvier : “le solde négatif de l’Italie avoisine 450 milliards d’euros, celui de l’Espagne 400 milliards, la France étant à l’équilibre”. Et de triompher : “ces évolutions confirment que la fin inéluctable de l’euro approche”. La BCE est bien le prêteur en dernier ressort tous azimuts qui comble toutes les failles de la zone euro.
Une intervention qui va bien au-delà de son mandat et ne saurait durer indéfiniment. “Ne perdons pas de vue les risques que cette phase d’accommodation monétaire exceptionnelle fait courir à la stabilité financière”, avertit Jens Weidmann, président de la Banque fédérale d’Allemagne. En termes polis, il s’agit de siffler la fin de la récréation.
Union bancaire, la première ligne de défense
Pour faire face aux dysfonctionnements, la BCE – toujours elle – a initié avec la mission dévolue à l’Union bancaire une première ligne de défense (voir à ce propos tous les détails dans les “Bonnes feuilles” de l’ouvrage “Politique économique”, en ligne sur Le nouvel Economiste.fr). L’objectif est d’éviter les paniques bancaires à l’aide d’une supervision unique rigoureuse et d’un Fonds anti-faillite doté de 55 milliards d’euros. Cette mise en place progresse. Mais il manque toujours l’essentiel : un système commun de garantie des dépôts pour rassurer les déposants sur la sécurité de leurs placements.
Jusqu’à présent, l’Allemagne a refusé de s’engager sur ce chemin. Les caisses d’épargne et banques mutualistes allemandes, qui ont leur propre formule de garantie, sont historiquement contre. Pas question, vu de Berlin, de payer pour les banques à risque des autres pays. Comment surmonter l’obstacle ?
“L’objectif est d’éviter les paniques bancaires à l’aide d’une supervision unique rigoureuse et d’un Fonds anti-faillite doté de 55 milliards d’euros”
Les arrangements proposés par la Commission ont été récusés. Il reste la pression politique. Bruno Le Maire, ministre de l’Économie, s’y emploie. Devant son homologue allemand Peter Altmaier, à Bercy le 19 janvier, le ministre français a fait un pas en direction des inquiétudes allemandes en affirmant que les prêts “non performants” des banques devront être davantage garantis. En fait, Berlin veut des banques au bilan “nickel” avant d’apporter sa caution solidaire. C’est un peu facile. Dans l’accord initial CDU-CSU-SPD validé le 20 janvier par les délégués du parti social-démocrate, le sujet est laissé en blanc.
Pourtant, le nouveau gouvernement Merkel devra faire sa religion. Soit il accepte le risque d’une assurance “euro” intégrée pour les dépôts, tout en sachant que les créances douteuses non provisionnées représentent 20 % des fonds propres des banques de la zone euro, soit au contraire il continue de freiner. Quoi qu’il en soit, un marchandage est toujours envisageable pour trouver des modalités accommodantes, comme par exemple une prime d’assurance plus élevée dans les pays “fragiles”. Le choix allemand sera hautement stratégique. Une réponse favorable serait une façon efficace de reconnecter un marché des capitaux devenu cloisonné et de faire taire les funestes prédictions de François Asselineau. Après tout, c’est au nom de l’esprit communautaire européen que le SPD accepte a priori le retour à une grande coalition. À la social-démocratie allemande de convaincre les conservateurs d’ouvrir le porte-monnaie.
Fonds monétaire européen, la seconde ligne de défense
La seconde ligne de défense consiste à porter secours directement à un État membre incapable de se financer à un taux raisonnable sur les marchés. Cet outil peut prendre plusieurs formes. La plus élaborée revient à transformer l’actuel MES (Mécanisme européen de stabilité) en Fonds monétaire européen (FME). Ce Fonds pourrait à partir d’un capital fourni par les États membres lever des centaines de milliards d’euros pour contrer des attaques contre un État défaillant sur les marchés.
Cet énoncé simple cache de multiples complexités. Quelle gouvernance ? Intergouvernementale, comme le souhaite Berlin, ou confiée à la Commission ? Quelle conditionnalité pour agir ? Le consensus est acquis pour traiter une crise de liquidité (rupture momentanée de cash) mais pas pour intervenir dans le cas d’une crise de solvabilité (plus de capacité à rembourser).
Dans cette dernière hypothèse, il reste à inventer en parallèle un dispositif de restructuration ordonnée des dettes souveraines sans casse pour l’ensemble de la zone euro. Là encore, le choix allemand sera décisif pour la dimension solidarité qu’il apporte ou non au pot commun. Le sauvetage de la zone euro à partir d’une Union bancaire achevée et d’un Fonds monétaire solide est le chantier des chantiers. Il a bien entendu vocation à être complété sur plusieurs fronts.
“Un Fonds monétaire européen (FME) pourrait à partir d’un capital fourni par les États membres lever des centaines de milliards d’euros pour contrer des attaques contre un État défaillant sur les marchés”
Le “groupe des quatorze” économistes a pour sa part mis en débat une suggestion des plus innovantes pour tourner la page du carcan budgétaire. Philippe Martin, tout nouveau président du Conseil d’analyse économique, l’énonce ainsi : “remplacer des règles peu fiables par un principe simple selon lequel, en tendance et en euros courants, les dépenses publiques ne devraient pas croître plus vite que le PIB”. Un tel ratio permet de contenir la dérive des déficits. À condition de le respecter, pensera Berlin ou, ne l’oublions pas, Vienne ou La Haye.
Les docteurs au chevet de la zone euro n’ont jamais failli pour inventer des traitements innovants. Cette fois-ci, la peur des blocages qui peuvent tout emporter est dans tous les esprits. C’est motivant. Même les dirigeants populistes de plusieurs pays s’alarment des possibilités de désordre. Les dirigeants pro-européens, eux, sont convaincus qu’ils n’auront plus de cartes en main après les élections européennes de mai 2019. La fenêtre de tir est très étroite.
Avec lenouveleconomist