Évoluant en cycles courts, riches de leur diversité, le digital et les MS étaient faits pour s’entendre. Au grand bonheur des entreprises.
Trop souvent comparés au célèbre MBA, qui n’a pourtant pas le même dessein, les mastères spécialisés (MS) ont semble-t-il trouvé dans la transformation numérique un précieux levier de différenciation. Le numérique, partout, ruisselle dans les domaines les plus variés. Quand le MBA survole les grandes mutations à l’œuvre, le MS, lui, s’attaque au moteur de ces mutations, plus près des problématiques concrètes de l’industrie et des start-up. Le format du MS semble tout indiqué pour aider les entreprises à négocier le virage digital et assurer la transformation en profondeur de l’économie. Dispensé en 12 ou 18 mois, ce programme, adaptable, réactif, réunit des profils divers. Les entreprises y voient le bon partenaire pour franchir le cap ; les participants le bon moyen de répondre aux besoins urgents en compétences.
par Nicolas Chalon
Le marché des mastères spécialisés est mouvant. Marque exclusive de la Conférence des Grandes écoles (CGE), il a cette particularité de connaître chaque année plusieurs dizaines d’ouvertures et de fermetures, sans que cela ne présage d’une instabilité quelconque ou ne suscite d’inquiétude chez les acteurs concernés. Et pour cause, les MS prônent désormais cette évolution et affichent volontiers leur objectif : coller au plus près des besoins des entreprises. La grande révolution numérique battant son plein, ce n’est pas un hasard si la plupart des nouveaux MS s’y consacrent partiellement, voire totalement.
Cette année a ainsi vu le lancement de 15 nouveaux MS. Parmi ceux-ci, on retrouve la cybersécurité, le big data, la robotique collaborative, les objets connectés, le développement de start-up… Tous ces petits domaines du numérique devenus grands sont présents. Mais cette logique se poursuit bien au-delà, et inonde toutes les disciplines. Il faut désormais numériser chaque entreprise de chaque secteur, comme on électrifia jadis les rues de nos quartiers. Il peut aussi bien s’agir des assurances, avec le MS Assurance, actuariat et big data de l’ESILV, que d’énergie, avec un MS Petroleum data management créé par l’IFP School en partenariat avec l’Ecole nationale des sciences géographiques (ENSG).
Le numérique réinvente les méthodes, davantage que les métiers. “Aucun domaine n’y échappe. Pour réussir aujourd’hui dans les télécoms, il faut être bien formé en informatique et en réseaux de télécom. Et toutes les disciplines se retrouvent ainsi à la croisée des domaines”, analyse Loutfi Nuaymi, responsable du MS Network and mobile services d’IMT Atlantique (Institut Mines-Télécom, issu de la fusion de Télécom Bretagne et des Mines de Nantes). Cloud et big data sont autant de facettes qui devront être intégrées dans des problématiques diverses, que ce soit le pétrole, le sport ou la vente en ligne.
Entreprises en grand besoin
L’omniprésence du numérique dans les MS tient à une raison simple : les besoins importants et (relativement) soudains des entreprises de tous secteurs. Exemple avec la cybersécurité, l’un des domaines les plus représentés par les nouveaux MS. “Les entreprises manquent cruellement de profils orientés sécurité. Nous estimons à 6 000 le nombre de postes à pourvoir, pour seulement 1 500 personnes disposant de la qualification requise” explique Boulbaba Ben Amor, fondateur du MS Cybersecurity engineering d’IMT Lille-Douai. Dans un cas comme celui-ci, l’école, référence régionale en matière d’ingénierie, et donc en lien étroit avec le tissu économique, ne peut que répondre positivement au besoin de formation. “Les entreprises se font connaître, elles nous sollicitent, ainsi que nos participants, et souvent les pré-embauchent avant la fin du programme.”
“Ce dialogue constant avec les entreprises et les projets des participants font du MS un label réactif, en phase avec les évolutions des secteurs”
Ce dialogue constant avec les entreprises et les projets des participants font du MS un label réactif, en phase avec les évolutions des secteurs. “De manière générale, les MS nous permettent de rester agiles et d’adapter notre portefeuille de formations à des problématiques spécifiques”, souligne Laurent Champaney, directeur général de l’École nationale supérieure des Arts et Métiers (Ensam). Conséquence, aucun problème pour “en allumer ou en éteindre”, selon les demandes de l’industrie. En tenant compte qu’un MS fermé n’est pas une compétence disparue : “Créer un MS nous permet de nouer des partenariats avec différents acteurs et de monter tous ensemble en compétence. Une fois que cette montée en compétences a abouti, nous pouvons dans la plupart des cas faire redescendre ces acquis vers notre formation initiale”. Le MS aura ainsi, pendant quelques années, servi de tête de pont technologique, capable de fédérer autour de lui des professionnels du secteur, experts, chercheurs et futurs ingénieurs sur une problématique. L’école devenant ce pôle régional d’agrégation des compétences.
Si l’Ensam est très tournée vers le génie mécanique et n’est donc pas à proprement parler une école digitale, elle retrouve dans chaque discipline cette “croisée des domaines” évoquée précédemment. “On parle toujours de robotique, mais de robotique collaborative, qui n’est possible qu’avec une partie technique et une partie numérique. C’est exactement la même chose pour les drones et tous les objets connectés”, explique Laurent Champaney.
Outil académique pour l’outil numérique
Plusieurs raisons font que les MS profitent de la révolution numérique. Cela tient d’abord à la structure qui les accueille. Une grande école d’ingénieur ou de management abrite en son sein des chercheurs et un laboratoire, des professionnels, et un public jeune en demande constante de mise à jour technologique. Cela tient aussi au format du MS. Un cycle ni court ni long, de 12 à 18 mois, accessible en formation initiale comme en formation continue, et basé sur de petites classes d’une vingtaine de participants maximum. “Il ne s’agit pas de former quelques personnes à un logiciel : le MS couvre un champ de réflexion bien plus large. Il laisse le temps et prend du temps. Il a besoin de beaucoup d’apports personnels et de problématiques industrielles à étudier”, détaille Laurent Champaney. La durée du MS est, de l’avis général, adaptée à ces objectifs ambitieux.
Quant à l’accréditation de la CGE, elle impose un cadre assez souple pour faire évoluer les programmes. “Nous avons créé le MS en 2001, explique Lotfi Nuaymi. À l’époque, il se concentrait presque exclusivement sur les réseaux mobiles. Aujourd’hui, cette demande a fortement baissé, et nous nous concentrons sur les services. Cette agilité est primordiale.” Tout en restant assez contraignant pour conserver une exigence de qualité, et donc surtout une bonne reconnaissance du programme. “Entrer et respecter ce cadre participe à la pleine confiance de tous nos interlocuteurs, entreprises comme étudiants, confirme Boulbaba Ben Amor. C’est un bon format pour nous, qui nécessite beaucoup de travail en amont du lancement, mais garantit un haut niveau d’exigence.”
“Un cycle ni court ni long, de 12 à 18 mois, accessible en formation initiale comme en formation continue, et basé sur de petites classes d’une vingtaine de participants maximum”
Et de reconnaissance ? Le label est en effet moins connu que le MBA, et surtout franco-français. Sans oublier que sa durée quelque peu incongrue – qui porte les étudiants à bac +6, lorsque le reste du monde tourne en 3-5 et 8 ans – le met un peu à l’écart de l’offre globale. Mais cela ne trouble pas outre mesure les écoles, qui savent pertinemment que c’est de leur notoriété, de leur marque et des étudiants sélectionnés que viendra la reconnaissance des programmes. Quant à l’impossibilité d’obtenir une visibilité à l’étranger pour le titulaire d’un MS, elle est vite balayée. Tout le monde comprend très bien de quoi il s’agit, le concept n’est pas très difficile à expliquer, et dès lors que l’école est connue, les portes des entreprises du monde entier sont ouvertes à nos ingénieurs et managers.
Le digital, un état d’esprit
La qualité d’un programme est en grande partie conditionnée par la sélection des participants. Le MS permet de faire travailler ensemble de jeunes diplômés et des professionnels justifiant de plusieurs années d’expérience. Et, selon les cursus, réunir des parcours très différents, qui apprendront à travailler et penser ensemble.
C’est l’objectif de Christophe Yver, fondateur du MS Start-up et développement numérique de l’EM Normandie il y a un an et demi : “Nous voulons à terme nous appuyer sur la richesse des profils qui entrent dans le programme, en mettant en place une méthode et un état d’esprit dans lequel peuvent se retrouver des compétences polymorphes”. Ce MS, encore jeune pousse et déjà bien rempli avec 32 participants, se vit comme une start-up et part du principe que la moitié des métiers de demain n’existent pas encore. Dès lors, “il s’agit d’outiller plutôt que de parler de métiers. Donner aux participants la capacité de travailler avec des ingénieurs, des commerciaux, en gardant l’innovation comme objectif. Je veux sortir les étudiants dans les labos, les aider à faire des rencontres et surtout qu’ils aient un fort impact dans les entreprises qu’ils intégreront ou réintégreront plus tard”. Ainsi les étudiants passent-ils un jour par semaine dans le laboratoire d’Orange, et sont amenés à travailler sur des projets communs avec des étudiants ingénieurs de l’Ensi Caen.
“Il s’agit d’outiller plutôt que de parler de métiers. Donner aux participants la capacité de travailler avec des ingénieurs, des commerciaux, en gardant l’innovation comme objectif”
Le but ici n’est donc pas d’acquérir une compétence technique spécifique – nous sommes bien en école de management – mais bien d’ouvrir les étudiants aux nouvelles dimensions du business et de développer l’état d’esprit approprié. Ce qui commence par de petites choses : “J’impose Twitter aux étudiants !” sourit Christophe Yver.
Profils : la diversité en danger ?
L’un des critères les plus importants pour juger de la qualité d’un programme est donc la richesse de ses profils, l’expérience professionnelle ou non des participants. Dans certains programmes, les executives sont très peu nombreux, voire absents, ce qui enlève bien sûr une dimension importante au programme. Sur les 384 formations labellisées, 145 sont accessibles en formation initiale, 38 en formation continue et 205 en formation mixte. De quoi, sur le papier, correspondre à tous profils.
Au MS de cybersécurité d’IMT Lille-Douai, on trouve trois types de publics dans les mêmes proportions : les ingénieurs fraîchement diplômés, de jeunes diplômés étrangers souhaitant vivre une expérience en France, et des personnes en reconversion professionnelle, “généralement suite à un départ de leur entreprise”, selon Boulbaba Ben Amor. Il est de plus en plus rare de trouver des cadres en poste, que ce soit dans les cursus ingénieur ou de management. Une difficulté qui s’explique : le mastère spécialisé est contraignant, en termes de temps – autour de 700 heures de formation, d’autant moins personnalisable que les intervenants professionnels sont nombreux – et financier : ils coûtent de 7 000 à 20 000 euros.
“Le mastère spécialisé est contraignant, en termes de temps – autour de 700 heures de formation, d’autant moins personnalisable que les intervenants professionnels sont nombreux – et financier : ils coûtent de 7 000 à 20 000 euros”
“Les professionnels qui suivent notre programme sont souvent dans une période charnière de leur carrière, en période de rupture avec leur entreprise, ou en reconversion pour réaliser un projet ou un objectif”, précise le fondateur du MS Cybersecurity engineering d’IMT Lille-Douai Concilier vie familiale et vie professionnelle en y ajoutant le travail intensif d’un mastère n’est pas toujours faisable, même si les écoles insistent sur l’accompagnement individuel qu’elles mettent en place : aide au montage financier, conseils administratifs et juridiques…
“Le MS est très bien adapté aux jeunes étudiants mais de moins en moins à la formation continue, car les entreprises hésitent à laisser leurs collaborateurs aussi longtemps” acquiesce le directeur général de l’Ensam, qui compte dans ses MS environ 80 % d’étudiants en formation initiale et 20 % en formation continue, lesquels sont souvent dans une logique de mobilité interne entre deux postes. Il propose une piste de réflexion : “Il faudrait que le label gagne en modularité, et que nous parvenions à découper la formation en différentes parties, que les participants pourraient suivre séparément et mettre bout à bout.” Un système difficile à mettre en place à cause de la présence des intervenants et les coûts supplémentaires qu’il imposerait à un modèle économique déjà tendu.
Une autre piste intéressante pour continuer à accueillir des profils différents, et déjà mis en place dans certaines écoles : l’alternance. L’idée de suivre un MS en alternance est certes inhabituelle mais rempli clairement ses objectifs : alléger la facture pour le participant et/ou de son entreprise, permettre à celle-ci de suivre pas à pas la formation de son talent, et de bien le connaître avant de l’embaucher. Des contrats de professionnalisation sont ainsi signés, et ce dans des écoles prestigieuses de management comme d’ingénieur. Chez Kedge business school, plus du tiers des étudiants MS le suivent déjà de cette manière, et la tendance se renforce.
Coller au monde d’aujourd’hui et de demain
Le vrai facteur de succès des MS vient sans doute de son interaction avec les entreprises. Car le vrai défi est là : aider les entreprises à intégrer des process et des outils numériques qu’elles ne possèdent pas encore, spécifiquement adaptés à leur métier traditionnel. Ainsi le MS Manager en ingénierie numérique des bâtiments ne peut se concevoir qu’en partenariat extrêmement étroit avec des entreprises du bâtiment. Toutes les industries devront ainsi, à terme, se doter d’une chaîne numérique complète. Un investissement lourd pour lequel elles n’ont pas souvent les ressources disponibles, et qui doit parfaitement coller à leur taille, leurs contraintes et leur mode de production.
“Le vrai défi est là : aider les entreprises à intégrer des process et des outils numériques qu’elles ne possèdent pas encore, spécifiquement adaptés à leur métier traditionnel”
“Même un cabinet d’expert-comptable ne travaillera plus de la même manière demain, quand ce n’est pas déjà le cas !” insiste Christophe Yver. Et si les entreprises qui cherchent de l’expertise se tournent souvent vers les MS, c’est que le label, du haut de ses trente-cinq ans, a su se faire connaître et apprécier. Surtout, les entreprises savent qu’un programme répondra d’autant mieux à leurs attentes qu’elles seront parties prenantes de sa conception. D’où un grand fourmillement de partenariats et de projets communs de formation. D’où, aussi, la nécessité pour les écoles de s’ancrer fermement dans leur territoire, de se rendre incontournable auprès des acteurs locaux, de connaître leurs problématiques, et de se poser en véritable co-pilote dans ce grand virage numérique.
Avec lenouveleconomiste