« Nous nous avançons vers un âge où il n’y aura plus de sénateur de l’Arkansas ou de député de la Caroline du Sud, mais des sénateurs de Wal-Mart et des représentants de la Bank of America ». Ainsi s’exprimait en janvier 2010 Melanie Sloan, directrice de l’association Citizens for Responsibility and Ethics. Il y avait en effet de quoi fulminer : le 21 de ce mois, la Cour Suprême des Etats-Unis venait de rendre un arrêt lourd de conséquences allégeant grandement les restrictions sur le financement des campagnes électorales. La décision n’avait pas été unanime, loin de là : passée par 5 voix contre 4, elle avait fait l’objet d’une furieuse dispute, et l’arrêt final n’avait d’ailleurs pas dissuadé Paul Stevens, tête de file de la minorité, à sortir de la réserve traditionnelle s’imposant dans ce cas,accusant la majorité d’activisme judiciaire, rien de moins. Il se fit plus précis, en arguant de l’absurdité, selon lui, de placer des corporations sur le même plan judiciaire que des personnes physiques. Barack Obama lui-même s’était ému de cet arrêt, sans que cette émotion ne se traduise véritablement en actes.
Le siège de la Cour Suprême à Washington
Coïncidence de calendrier, cet arrêt tombait alors qu’un autre évènement venait de frapper les esprits : le 19 janvier avait vu Scott Brown, un républicain, remporter le siège de sénateur du Massachussetts, laissé vacant par le décès de Ted Kennedy, sénateur démocrate, frère des défunts John F et Robert F., et figure historique de l’aile progressiste du parti Démocrate. La stupeur passée, la colère s’était emparée des progressistes américains, qui voyaient dans ce double coup de tonnerre la fin d’une ère. Il semble aujourd’hui que les prédictions de Melanie Sloan soient en passe de se réaliser.
Un TPPI qui ne passe pas
On aurait tendance à l’oublier de ce côté-ci de l’Atlantique, mais le débat sur le TTIP (Trans-atlantic Trade and Investment Partnership, Partenariat Transatlantique pour l’Investissement et le Commerce, ex-TAFTA) n’est pas un long fleuve tranquille aux Etats-Unis. De fait, le pays se retrouve engagé dans deux négociations, le TTIP ayant un jumeau pour la zone Asie-Pacifique, le TPP. Négocié dans des conditions tout aussi opaques que celles de son versant Atlantique, le TPP n’en est pas moins soumis à l’aval du Congrès. (Eh oui, on a du mal à se figurer ces derniers temps qu’il existe encore des pays où les parlementaires ne conçoivent pas exclusivement leur rôle comme celui de simples figurants).
Une série de votes parlementaires au printemps et dans l’été 2015 a permis de mettre en lumière les conséquences fâcheuses de l’arrêt de 2010. Pour cela, il faudra entrer quelque peu dans les détails.
Deux dispositions devaient donner le départ officiel des négociations sur le TPP :
- Premièrement, la FTA : il s’agissait de donner au Président, c’est-à-dire à l’ensemble de l’administration Obama un blanc-seing pour mener les négociations. Une fois celles-ci menées à terme, l’accord devait être soumis à l’approbation des deux chambres en bloc, sans que le Congrès n’ait accès à la lettre de l’accord, et donc sans aucune possibilité de l’amender. On jugera de la haute tenue démocratique d’une telle disposition.
- La TAA (Trade Adjustment Assistance) quant à elle était un paquet de mesures compensatoires pour les travailleurs et les entreprises qui prendraient de plein fouet le choc de la nouvelle concurrence.
Par une petite filouterie concoctée entre le Congrès et la Maison-Blanche, les deux dispositions se retrouvaient mêlées au sein d’un même package. Le but ? Les Républicains en majorité favorables au projet de TPP avalisaient du même coup les mesures compensatoires, et les Démocrates circonspects se voyaient gratifiés d’un lot de consolation, un édulcorant pour aider à avaler la couleuvre libre-échangiste. Vous suivez toujours ?
A défaut d’être une formalité, le vote devait au moins emporter l’adhésion de la majorité sans trop de heurts. Las ! C’était sans compter sur une révolte du groupe Démocrate à la Chambre, qui, bien que minoritaire, avait réussi à faire capoter l’ensemble, par 316 voix (contre 126 en faveur du pack). Sans doute la capitulation était-elle trop grande pour nombre de Démocrates, allant jusqu’à faire basculer la (très) modérée Nancy Pelosi, whip démocrate à la Chambre, dans le camp du « non ». Un camouflet pour Barack Obama, qui s’était personnellement investi dans l’affaire, démarchant Pelosi jusqu’à la dernière minute.
La FTA est morte, vive la TPA
Décompte final du vote de la TPA
L’affaire ne pouvait évidemment pas en rester là. Le FTA fut rapidement ressuscité et rebaptisé TPA (Trade Promotion Authority), dépouillé cette fois-ci du TAA. Une procédure accélérée permit de voter sur ce nouvel avatar le 10 juillet 2015. Et cette fois-ci, pas de miracle : la TPA passa, mais de justesse, avec 219 voix pour, lorsqu’il en fallait 218 pour que la disposition entrât en vigueur.
Ce qui a particulièrement frappé les observateurs une fois la poussière retombée, ce n’est pas tant l’extrême justesse avec laquelle la TPA a pu passer que la débauche d’argent mobilisée par les différents lobbys à Washington pour faire basculer le vote. Qu’on en juge : selon Paola Casale, de l’université d’Otterbein (Ohio), s’appuyant sur les chiffres fournis par l’organisation Open Secret, ce ne seraient pas loin de 200 millions de dollars qui auraient été promis pour inciter députés et sénateurs à voter Oui.
Au marché des consciences
Bien entendu, nous ne parlons pas ici de sommes versées de la main à la main ; il s’agit de promesses de dons aux comités de campagne des différents parlementaires, lesquelles ne connaissent plus de plafond depuis l’arrêt de 2010. Il ne faut pas oublier que dans le contexte politique américain, l’argent est de plus en plus primordial : il suffira de rappeler ici que 6 milliards de dollars ont été dépensés lors de la campagne présidentielle de 2012, un record historique. Avec des élections tous les deux ans, députés et sénateurs se voient de plus en plus appelés à solliciter les donateurs à plein temps. Dans ce contexte, difficile de résister aux juteuses promesses des lobbies. Des refus répétés vous privent d’un soutien précieux, et condamnent de fait votre avenir politique.
Viendra l’objection : rien n’empêche d’autres lobbys d’abonder en sens inverse. A ce titre, comme en témoignent les chiffres fournis, aucune illusion n’est permise : c’est pot de terre contre pot de fer.
David vs Goliath (mais sans intervention divine)
Montant total des promesses de dons des lobbys, sur le site Open Secret
En face des 200 millions offerts pour le oui, à peine 23 millions pour le non. Une telle différence s’explique aisément lorsque l’on examine dans le détail la nature des donateurs.
Sans grande surprise, on trouvera dans le camp du « oui » de grandes compagnies d’assurances, des banques d’affaires et des fournisseurs de services financiers, compagnies pétrolières et énergétiques, cabinets d’avocats d’affaires, etc. Pour faire face à cette artillerie lourde, on trouvera surtout des syndicats d’enseignants ou de travailleurs, des associations de consommateurs ou des ONG. Il est bien évident que toute la bonne volonté de ces groupes n’est pas appelée à peser face à l’artillerie lourde de Wall Street.
Le plus gâté de tous a été le député Républicain John Boehner, qui a reçu 5,3 millions de dollars au total pour voter « oui » -ce qu’il a fait. Viennent ensuite les Républicains Kevin Mc Carthy et Paul Ryan, qui ont reçu chacun 2,4 millions de dollars pour voter dans le même sens, ce qu’ils ont fait également.Le Guardian dresse un tableau semblable pour les sénateurs, quoique les sommes soient sensiblement moindres.
Au regard d’une dépense aussi faramineuse, les résistances observées ici et là prennent l’allure de petits miracles. Ainsi, le député Démocrate Steny Hoyer avait reçu 1,6 million de dollars pour voter « oui » et « seulement » 282 710 dollars pour le « non » ; cela ne l’a pas empêché de rejeter le texte. De même pour les Démocrates Joe Crowley, Patrick Murphy et Richard Neal, lesquels ont refusé entre 1,1 et 1,3 million de dollars et ont rejeté le texte. Il y a également quelques « héros » chez les Républicains : les députés Mick Mulvaney, Andy Harris, Thomas Massie et Dana Rohrabacher s’étaient vu offrir entre 180 832 et 541 746 dollars pour approuver la TPA, et rien du tout s’ils la rejetaient. Cela ne les a nullement empêchés de voter « non ».
De tels exemples d’intégrité, s’ils sont tout à l’honneur des députés en question, ne doivent pas occulter le fait que ceux-ci sont condamnés à rester minoritaires. Les députés et sénateurs issus de terres fortement marquées politiquement disposent de davantage de marge de manœuvre que la plupart de leurs confrères, devant disputer âprement leur réélection tous les deux ans. Ceux-ci pourront-ils longtemps se permettre de rejeter les trente deniers d’argent de Wall Street, lorsque leur campagne en dépend ? Poser la question, c’est hélas y répondre. Et il ne s’agit nullement de dénoncer la corruption des hommes politiques ordinaires, mais de souligner le simple fait qu’aux Etats-Unis aujourd’hui, il est impossible de remporter une élection sans soutien financier accru. Avec les conséquences néfastes que cela impose. Et cela ne remonte pas seulement à 2010.
L’arrêt de la Cour Suprême n’a finalement fait que fragiliser un peu plus un système politique déjà à la dérive. Si les Etats-Unis veulent encore conserver le droit de qualifier leur fonctionnement interne de démocratique, il va leur falloir en repenser l’ensemble, avant que l’institutionnalisation de la corruption n’emporte tout.
————————–*** Notes ***
[1] Le Whip est à l’origine un chien de berger, chargé de maintenir la cohésion du troupeau en surveillant ceux qui s’en écartent. Au Royaume-Uni et aux Etats-Unis, il est l’équivalent d’un chef de groupe parlementaire.Pour prolonger :
A propos de l’arrêt du 21 janvier 2010
Le site « Flush the TPP »
Une typologie de la corruption aux Etats-Unis, sur le blog « naked capitalism »
Cliquez ici pour aller vers le site Open Secrets donnant la nature des donateurs pour le vote du 10 juillet (communiqué de presse ici).
L’étalement des dons par trimestre (vert POUR, rouge CONTRE) :
Bilan : 200 M$ vs. 23 M$…
Qui a soutenu le projet : (avocats [qui ont versé à eux seuls plus que TOUS les opposants !], secteur bancaire et financier, armement, …)
Qui le combattait ? (enseignants, groupes féministes, syndicats, écolos… ça va plus vite à lire…)
Et voici le bilan par parlementaire – elle est pas belle la corruption légalisée et transparente quand même ?
Les parlementaires les plus arrosés par les POUR :
Les parlementaires les plus arrosés par les CONTRE :
Vous notez qu’ils sont à peu près tous démocrates, et que la plupart ont voté non…
On aura une pensée émue tout de même pour un système où la plupart des députés du parti du président votent contre un projet de libre-échange pour lequel il s’investit beaucoup…
Bon 200 M$, c’est toujours ça de pris, mais bon, c’est limite avec le renchérissement du coût de la vie…
Par chance, il y a d’autres votes, avec d’autres autorisations au Président de négocier… Comme le S995, en cours :
Et hop, 300 M$ de dollars en plus…
A ce propos (je suis tombé dessus par hasard, c’est trop beau), Obama a évidemment fait une déclaration officielle pour le lancement du processus législatif de cette dernière loi.
Je vous passe le blabla sur “le libre-échange c’est bien, surtout pour les travailleurs”, mais cette phrase est mythique :
“Nous devons nous assurer que ce soit nous, et pas d’autres payscomme la Chine, qui écrivions les règles de l’économie globalisée.”
Chapeau l’artiste !
avec les-crises
37 réponses à [Corruption institutionnalisée] Comment le Parlement US vend désormais directement ses votes…