Nos trois premières révolutions industrielles ont été définies par les avancées technologiques spécifiques qui les ont déclenchées : les machines à vapeur, l’électricité et les ordinateurs. Bien installés dans le 21e siècle, nous entrons désormais dans la quatrième révolution industrielle, caractérisée par le développement parallèle de technologies apparemment indépendantes, dont chacune a le potentiel de changer le monde. De l’intelligence artificielle au génie génétique, en passant par la réalité virtuelle et les monnaies numériques, chacune de ces avancées promet d’énormes avantages à la société. Cette vision reste toutefois utopique, car la quatrième révolution industrielle crée aussi de sérieux défis.
Comme les précédentes, la quatrième révolution industrielle transformera notre façon de vivre, de travailler et de nous gouverner. Beaucoup prétendent, cependant, qu’elle diffère de la précédente par la vitesse et l’ampleur du changement auquel nous sommes confrontés. Et comme les nouvelles technologies proviennent de différents domaines, il est plus difficile que jamais de voir où se trouvent les opportunités et les risques.
Seul l’enseignement peut nous préparer aujourd’hui aux apports de la quatrième révolution industrielle. Mais comment se diriger, avec une destination si floue ? Comment éduquer les citoyens et les dirigeants de demain à innover et à tirer parti d’opportunités imprévues ? Et comment former nos étudiants pour les guider à travers les nombreux changements significatifs auxquels ils seront confrontés ? À quoi ressembleront nos emplois, qui sont si nombreux à être menacés par l’intelligence artificielle, la robotique et les véhicules autonomes ? Comment la société civile se comportera-t-elle face aux fake news ? Qui surveillera l’utilisation du big data et les implications de leur caractère biaisé sur une société équitable ? Et qui tranchera les questions d’éthique que soulèvent le génie génétique et l’internet des objets ? Ces changements arrivent, et ils arrivent rapidement.
Les universités, elles, qui sont pourtant les principales institutions dont dispose la société pour éduquer les leaders de demain, ne sont pas réputées pour évoluer rapidement. D’ailleurs, 70 des 100 institutions les plus anciennes du monde, qui se maintiennent sans changement majeur depuis plus de 500 ans, sont des universités. Cette approche conservatrice face au changement présente des avantages, car se lancer à la poursuite de chaque nouvelle mode peut être dangereux. Mais le secteur doit désormais s’adapter pour rester crédible. À notre avis, il serait stupide de faire des compromis en ce qui concerne les connaissances issues de l’étude approfondie d’un domaine spécifique, mais il devient crucial d’adopter une nouvelle approche institutionnelle et d’encourager des compétences élargies assorties d’expériences complémentaires. Bien que toutes les universités aient avancé dans ce domaine en réponse aux pressions du public, nous croyons qu’il est urgent de faire davantage.
Une histoire des silos universitaires
Comment le monde universitaire est-il arrivé là ? Ironiquement, bon nombre des progrès technologiques qui sous-tendent le besoin de changement du monde universitaire doivent leur naissance aux percées académiques du siècle dernier. Le 20e siècle a été témoin d’une fragmentation sans précédent des disciplines académiques majeures. Elles ont été divisées en plusieurs sous-disciplines semi-indépendantes, et des termes nouveaux comme la nanotechnologie, l’intelligence artificielle, la neuroscience et la biologie synthétique – nombre des technologies pionnières de notre temps – ont fait leur apparition.
Les choses étaient autrefois très différentes. La spécialisation et la séparation entre des disciplines majeures distinctes n’étaient pas observées de manière rigide. Le 20e siècle est en fait le premier de l’histoire humaine où les scientifiques qui s’intéressent à la nature ne se reconnaissent pas en même temps en tant que philosophes, et ne poursuivent pas leur recherche dans les domaines de la musique, la philosophie, et la langue en même temps que dans le monde des atomes. Les scientifiques d’autrefois ont souvent pu réaliser des liens entre ces différents domaines au service de la recherche. Les plus grands scientifiques, ingénieurs et entrepreneurs d’aujourd’hui sont eux aussi des polymathes[1]. Pourtant, dans le système actuel, l’étroitesse et la profondeur des disciplines majeures et de leurs sous-disciplines rendent en général presque impossible l’acquisition d’une expertise couvrant autant de domaines.
Les structures du monde académique exacerbent le problème : la titularisation, les structures départementales, les conseils de recherche et les revues jouent tous un rôle dans la mise en valeur d’un travail disciplinaire étroit. Le monde académique d’aujourd’hui comporte plein d’experts dont les domaines d’expertise se resserrent sans cesse, au moment même où nous aurions besoin d’une réflexion élargie. Ce rétrécissement de l’expertise entrave la prise en compte des « grandes questions », dont la portée dépasse largement telle ou telle sous-discipline.
Rendre l’enseignement supérieur universel est crucial
Pour servir la société et les industries du futur, la formation académique devrait retrouver une partie de l’ampleur qu’elle a perdue. Les disciplines étant créées et fusionnées à un rythme rapide, il est peu logique de restreindre l’enseignement à des limites promises à disparaître sous peu. Cela dépasse la question des simples compétences techniques : dans ce monde si technologique, il est crucial de disposer d’une compréhension étendue des questions humanistes si l’on veut relever les grands défis à venir. La séparation de l’enseignement des sciences humaines et de la technologie a amené à considérer celle-ci comme la solution ultime au lieu de la voir comme un outil destiné à améliorer l’existence humaine. Privée d’une compréhension humaniste de la nature de la relation entre la technologie, l’utilisateur et la société en général, l’expertise technologique produira une technologie qui ne reflète pas vraiment les attentes de nos contemporains.
En outre, seuls 23% des employeurs britanniques pensent que les universités préparent correctement les diplômés au monde du travail (les chiffres sont similaires dans les autres économies développées, comme les États-Unis et l’Union Européenne). Fait important, bon nombre des compétences jugées insuffisantes par les employeurs – comme la créativité, les compétences interpersonnelles et de résolution de problèmes – sont non seulement essentielles pour être un bon employé, mais aussi pour être un bon citoyen. La demande du marché du travail évolue déjà vers un mélange de compétences sociales et de compétences techniques, et de nombreuses entreprises technologiques recrutent désormais des diplômés en arts libéraux à des niveaux sans précédent. À plus long terme, les emplois qui seront créés par l’intelligence artificielle viseront probablement autant à comprendre les relations humaines avec la technologie qu’à comprendre la technologie elle-même.
Toute focalisation étroite sur les industries d’aujourd’hui sera certainement victime du même problème. En fin de compte, la meilleure sauvegarde contre un avenir imprévisible est de revenir aux fondements et à la mission traditionnels de l’enseignement supérieur : ancrer les étudiants à des principes fondamentaux afin qu’ils deviennent des citoyens productifs et responsables, et leur apprendre à penser, à remettre en question les hypothèses, à analyser, à raisonner, à formuler des arguments et à s’exprimer clairement. La pensée critique est un complément indispensable à l’expertise disciplinaire si l’on veut éviter que les experts d’un domaine ne perdent la contextualisation qu’une vision plus large peut offrir, ainsi que la capacité et la disposition à apprendre plus lorsque c’est nécessaire.
[1] Un polymathe détient une connaissance approfondie d’un grand nombre de sujets différents, en particulier dans le domaine des arts et des sciences. [NdT]
Des étapes à venir prometteuses
Un certain nombre d’initiatives développées dans le monde académique constituent des exemples prometteurs de la direction que pourrait prendre l’enseignement supérieur dans les années à venir. Nous proposons quelques exemples pour servir de guide dans cette voie.
Des cours conçus autour de l’apprentissage interdisciplinaire par mission.
L’augmentation des cours d’entrepreneuriat dans les universités a donné lieu à une série d’initiatives qui combinent les études en sciences et technologie avec l’entrepreneuriat, les affaires, le marketing, etc. Par exemple, le programme de doctorat Bioinnovation de l’Université de Tulane forme des étudiants issus des facultés de sciences, d’ingénierie, de médecine, de droit et de commerce de l’université et complète cet enseignement académique avec le soutien, venant du « monde réel », de la FDA et du New Orleans Bioinnovation Center. UCSF a son programme QB3. Mais il n’y a aucune raison pour que l’entrepreneuriat figure au centre de cours interdisciplinaires. Un cours sur l’éthique et la bio-ingénierie, par exemple, répond à un besoin similaire. Ces cours, bien qu’ils prennent beaucoup de temps à concevoir et à enseigner pour le corps professoral, peuvent aussi mener à d’intéressantes recherches savantes.
L’apprentissage par objectif est une philosophie pédagogique connexe, qui présente de nombreuses similitudes avec l’apprentissage par cas et l’apprentissage expérientiel, qui encourage les étudiants à « choisir une mission, pas une majeure », c’est-à-dire à tenter de résoudre un problème qui les passionne, et à choisir parmi les outils et les approches de toutes les disciplines susceptibles d’y contribuer. L’ethos gagne en popularité, puisque de nombreuses écoles proposent des majeures et des concentrations sur mesure pour répondre aux besoins de chaque étudiant.
Varier les structures départementales
Une autre stratégie potentiellement fructueuse consiste à développer des structures académiques qui recouvrent les divisions disciplinaires traditionnelles. Par exemple, l’Institute for Manufacturing de l’Université de Cambridge propose aux étudiants une collection interdisciplinaire d’expertises en management, en ingénierie, en technologie et en stratégie liées à la fabrication. L’Université de Cranfield a organisé ses départements en fonction de thèmes spécialisés (comme, par exemple, les systèmes de transport, l’agroalimentaire et l’énergie) afin de fournir des solutions concrètes aux grands défis de la société. Les différentes disciplines collaborent et se réunissent pour offrir des points de vue diversifiés au sujet de la conception des systèmes, des facteurs humains, de la technologie et des tendances en affaires et en économie. Bien que ces nouvelles structures offrent un potentiel intéressant, elles risquent aussi de perdre l’indépendance réelle ou apparente de la pensée et de la recherche impartiale. En outre, cette approche risque de ne plus être pertinente à mesure que de nouvelles industries se déploient et que d’anciennes vivent des ruptures. En effet, le cœur du défi exige d’atteindre un équilibre délicat entre une recherche académique de haute qualité et la flexibilité voulue pour répondre à des besoins en évolution rapide.
L’enseignement continu
L’exigence contemporaine de diplômes de premier cycle sur trois ou quatre ans semble de plus en plus dépassée. Les étudiants curieux peuvent désormais apprendre à leur rythme et suivre leur propre direction en exploitant les informations disponibles gratuitement sur Internet. Il semble d’ailleurs déraisonnable de s’attendre à ce qu’un jeune de 18 ans ait une vision claire de ses intérêts, puisque l’emploi qu’il occupera n’existe pas encore. Enfin, le modèle de l’emploi à vie a suivi le chemin du dinosaure. Personne ne peut plus espérer occuper toute sa vie durant le même emploi dans la même entreprise. La génération du millénaire ne désire pas non plus vivre ce type de vie professionnelle. La nature même du travail évolue et la recherche montre que les individus occuperont plusieurs emplois et devront en passer par l’enseignement continu pour évoluer.
L’explosion des MOOC sera peut-être considérée comme la première étape de la transformation de l’enseignement universitaire en un enseignement en ligne, où le processus éducatif n’accorde plus qu’un rôle restreint au campus traditionnel. Parmi les autres initiatives, mentionnons l’invitation d’anciens participants à diverses expériences éducatives. Stanford2025 évoque une éducation de 4 ans répartie sur une période de 30 ans, au lieu de quatre années consécutives à temps plein. Le MIT, en collaboration avec Udacity, a par exemple récemment annoncé un programme d’études supérieures qui ne nécessite pas un diplôme de premier cycle officiel. GeorgiaTech a lancé le tout premier Master en informatique 100% en ligne, où les étudiants peuvent étudier tout en travaillant à temps plein, quelle que soit leur situation géographique. Le programme est développé en collaboration avec AT & T, ce qui donne un avant-goût des alliances entre l’université et le secteur privé qui pourraient devenir courantes dans les années à venir. Les écoles de commerce proposent désormais couramment des programmes d’Executive MBA à distance, adaptés pour permettre aux étudiants d’apprendre tout en travaillant, n’importe où dans le monde, à n’importe quel stade de leur carrière. Les universités continueront sans doute à expérimenter largement dans ce domaine.
Parallèlement à ces efforts, de nombreuses sociétés répondent à cette demande en créant des académies de formation professionnelle, comme Deloitte Universityou Mckinsey Academy, par exemple. Des institutions comme Singularity et THNK (une école de leadership basée à Amsterdam) s’adressent à des individus en milieu ou en fin de carrière.
Conclusion
En tant qu’éducateurs, nous croyons à l’impact de l’enseignement sur notre vie et sur l’avenir du monde. Pour poursuivre en ce sens à l’heure de la quatrième révolution industrielle, les écoles et les universités doivent reconsidérer les fondements de l’enseignement, procurer l’enseignement au fur et à mesure des besoins, revoir la façon dont elles conduisent la recherche fondamentale et dont elles concrétisent la recherche appliquée. Il s’agit là de défis considérables, que l’enseignement supérieur doit affronter simultanément.
En même temps, les universités doivent faire un meilleur travail en s’assurant que les étudiants saisissent les principes fondamentaux d’une discipline, ainsi que les compétences de base en matière de raisonnement et de communication. Les arguments en faveur d’une réforme reposent à la fois sur l’efficacité – éduquer les étudiants plus vite, mieux, moins cher et plus facilement – et sur la sécurité existentielle : avec des technologies toujours plus puissantes, nous avons besoin de technologues humanistes et d’hommes politiques technophiles si nous voulons nous forger un avenir positif. Pendant près d’un millénaire, les universités ont fait progresser l’humanité. Elles ont encore un rôle crucial à jouer, mais elles doivent s’attaquer à la tâche avec urgence.
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