13 avril 2016, un avion de tourisme non-immatriculé quitte lentement l’aéroport international de Sanford près d’Orlando, en Floride. Ses quatre moteurs rugissent alors qu’il traverse l’océan Atlantique direction Almaty, le centre commercial du Kazakhstan.
Les conséquences de ce vol d’environ 13 heures se firent ressentir dans plusieurs pays mais plus largement dans le regard du public : une prétendue pagaille entre les Etats-Unis et le Kazakhstan, l’arrestation d’officiels gouvernementaux de premier plan au Chad et, peut-être plus important encore, la remise en question de la volonté de l’administration du président des Etats-Unis Donald Trump de faire appliquer ses propres sanctions contre l’Iran et la Syrie.
Pourquoi ? Parce que le Kazakhstan était tout juste un point de passage sur le parcours sinueux de l’Airbus A340-300 qui était la propriété d’une fiducie anonyme dans la banque régionale de l’Utah au moment de l’exportation.
Presque un an plus tard, sa véritable destination fut dévoilée : il s’agissait en réalité de Damas, la capitale de la Syrie.
Cet avion de ligne, qui appartenait initialement aux Etats-Unis, fait désormais partie de la flotte de Syrian Arab Airlines, une compagnie approuvée à la fois par les Etats-Unis et l’Union européenne en tant que division du régime du président Bachar Al-Assad.
Le Trésor américain soupçonne la compagnie aérienne de transporter “des mortiers, des armes légères, des roquettes et des canons antiaériens légers” en provenance d’Iran vers la Syrie “pour soutenir la répression violente du régime syrien contre son propre peuple.”
Mahan Air, un transporteur iranien privé disposant d’un réseau mondial, a également écopé de sanctions en 2011 après avoir été victime d’accusations similaires, ce qu’il a démenti.
Pourtant, la flotte de l’entreprise a été renforcée en février 2017 lorsque deux A340 supplémentaires, restés pendant près de dix ans à l’aéroport d’Athènes, allaient s’élancer de manière improbable dans le ciel et devenir la propriété de Mahan.
AP Photo/Hani Mohammed, File
Grâce a des documents gouvernementaux, des bases de données industrielles, d’interviews et de reportages locaux, i24NEWS a compris comment l’Iran s’est montré plus rusé et a déjoué les sanctions occidentales pour acheter les trois avions – et comment une tentative datant de fin 2016 s’était soldée par un échec.
Bien que deux des avions de ligne appartiennent aux États-Unis et que des sociétés enregistrées aux Emirats Arabes Unis – un allié clé de Washington – soient impliquées, rien n’indique que des mesures aient été prises contre les entreprises ou les individus impliqués dans les transactions douteuses.
Etonnamment, l’administration qui avait fait preuve d’une position très dure vis-à-vis de l’Iran est restée silencieuse, même dans le cadre d’une campagne bipartite pour rallier un soutien à un projet de loi qui infligerait de nouvelles sanctions plus sévères à Mahan.
Un porte-parole du Trésor américain a déclaré que le département ne commentait pas “les actions prospectives ou les enquêtes du [Bureau du contrôle des avoirs étrangers], y compris pour confirmer l’existence ou non d’une enquête en cours. Nous ne spéculons pas sur l’application individuelle des sanctions”.
“Les Etats-Unis prennent des mesures appropriées contre les étrangers qui soutiennent les personnes et entités désignées”, a ajouté le porte-parole, précisant que le Trésor avait appliqué en septembre des sanctions contre deux transporteurs ukrainiens contre leur soutien aux compagnies aériennes iraniennes et irakiennes.
L’Office of Export Enforcement (OEE) du Département du commerce doit soumettre une ordonnance tous les six mois pour refuser à Mahan Air et à d’autres entités les privilèges d’exportation. L’organisation doit également suivre les efforts actuels de la compagnie aérienne. Pourtant, leurs deux dernières ordonnances ne mentionnent pas les deux avions récemment acquis par le transporteur.
Le Bureau de l’industrie et de la sécurité, qui abrite l’OEE, n’a pas répondu à une première demande de commentaires en octobre et n’a pas non plus fourni de réponses aux questions qui lui ont été posées plus tôt cette semaine.
Selon Emanuele Ottolenghi, expert en sanctions contre l’Iran à la Fondation pour la Défense des Démocraties, un groupe de réflexion va-t-en-guerre, la sonnette d’alarme de l’implication iranienne dans les ventes aurait dû être tirée.
“C’est un cas d’école pour les pratiques d’évasion de sanctions de Mahan”, a-t-il écrit dans un e-mail à i24NEWS.
Faisant référence à des affaires antérieures, y compris celles dans lesquelles les États-Unis ont infligé des sanctions, Ottolenghi a ajouté que “tout comme lors de précédentes tentatives réussies de passation de marchés, Mahan a utilisé des petites compagnies aériennes dans des pays éloignés pour trianguler ses achats”.
“Un acheteur tiers facilite le transfert des avions pour les vendeurs occidentaux, car techniquement, cela ne constitue pas une violation des sanctions américaines. Mais les vendeurs devraient le savoir. Aucune de ces petites compagnies aériennes régionales utilisées par Mahan comme intermédiaires n’a besoin du type d’avion qu’elles achètent”.
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Le vol pour Damas
Le 18 mars dernier, l’avion qui a atterri à Damas a été acheté par Trueaero LLC, une compagnie d’aviation basée à Sebastian, en Floride, selon les déclarations de la Fédération Fédérale de l’Aviation (FAA).
Seulement cinq jours plus tard, cet avion fut transféré à une fiducie détenue par la Banque de l’Utah – une institution de taille moyenne spécialisée dans les fiducies d’aviation – qui l’a envoyé au Kazakhstan.
Selon les bases de données de la flotte en ligne, l’avion était destiné à être acheté par Bek Air. Cette compagnie aérienne possède une flotte modeste qui dessert exclusivement les aéroports effectuant des vols nationaux au Kazakhstan.
Son besoin et sa capacité à utiliser un avion dont la consommation d’essence est conçue pour les vols intercontinentaux ne sont pas clairs. Par conséquent, il n’est pas surprenant que cet avion de 16 ans n’entrerait jamais en service chez Bek.
Et pourtant, au lieu de cela, le 8 octobre de cette année-là, l’avion s’envola directement vers l’aéroport Mehrabad de Téhéran, portant le numéro de vol ZAK1.
Gennadiy Benditskiy, journaliste d’investigation pour le portail d’information kazakh ratel.kz, a publié plus tôt cette année les documents d’enregistrement pour l’avion, soumis par Melad Herfeh, un homme Britannique, au nom de ZAK Aviation – une société enregistrée en Sharjah aux Émirats Arabes Unis.
Pourtant, aucune trace de cette entreprise n’a pu être trouvée en ligne. L’adresse de la société britannique de Herfeh, UK Airservices Ltd, une société de comptabilité, a refusé de transmettre le message à leur client. Un porte-parole de l’agence britannique d’application des sanctions a déclaré qu’ils ne pouvaient pas faire de remarques sur les cas individuels.
Puis, début février 2017, l’avion était de nouveau en vol, cette fois-ci en direction de Damas. Il portait désormais le numéro de vol TT-WAG, indiquant l’enregistrement dans l’état défavorisé du Tchad – une bombe à retardement politique qui explosa plusieurs mois plus tard.
En Syrie, les responsables des compagnies aériennes pensaient que leur nouvelle acquisition spectaculaire élargirait les horizons de l’entreprise paralysée en ouvrant de nouvelles destinations vers l’Asie. Cependant, les données de suivi de vol montrent que l’avion quitte rarement le Moyen-Orient.
Faire des affaires avec cette entreprise est une proposition risquée pour les entités américaines et étrangères, qui peuvent écoper de pénalités civiles ou de sanctions secondaires. Plusieurs citoyens américains ont plaidé coupables l’année dernière pour avoir fourni à la société de manière illicite des pièces de rechange américaines via la Bulgarie.
Contacté en novembre, un porte-parole de Trueaero LLC a déclaré qu’à sa connaissance, aucun de leurs avions ne s’était rendu en Syrie ou en Iran et a demandé à voir davantage de détails par écrit, mais n’a pas répondu aux questions qui lui ont été envoyées par e-mail.
Michael Arsenault, le cadre exécutif de la Banque de l’Utah qui a signé les documents pour l’exportation des avions des États-Unis, refusa de donner le nom du bénéficiaire de la fiducie. Il confirma seulement que la vente s’était faite en avril, mais ne dit pas qui en avait bénéficié.
Arsenault ajouta que “en tant qu’établissement bancaire sous réglementation fédérale, la Banque de l’Utah s’engage pleinement à respecter toutes les lois et réglementations américaines.”
Jacob Atkins/i24NEWS
Déjà vu?
Pourtant, seulement deux jours avant que le premier A340 ne quitte le Kazakhstan pour l’Iran, un autre Airbus quitta l’aéroport de Sanford. Ses derniers propriétaires enregistrés étaient les mêmes : la Banque de l’Utah et Trueaero.
Cette fois-ci, les autorités américaines intervinrent.
Contrairement au cas précédent, où la fiducie de la banque était anonyme, on découvrit que la fiducie était au nom d’Aftrans Aero DMCC, une autre petite entreprise basée aux Émirats Arabes Unis.
Des documents contradictoires identifiaient le Kazakhstan et l’Ukraine comme destinations d’exportation.
Mais l’avion ne finit pas sa course dans l’un de ces deux pays. A la place, il traversa le Pacifique en direction de la capitale indonésienne, Jakarta.
Pendant ce temps, les enquêteurs de L’Office of Export Enforcement (OEE) du Département du commerce, finalement alertés par le changement soudain de sa destination d’exportation, dévoilèrent des indications selon lesquelles une acquisition de Mahan Air était en cours. Ils sembleraient qu’ils se soient dépêchés pour faire dévier la vente.
“Après plusieurs tentatives de l’OEE pour contacter la compagnie des Emirats Arabes Unis concernant les inquiétudes de l’OEE au sujet d’une vente ou d’un autre détournement à Mahan Airways”, leur ordre de refus d’exportation de juin 2017 spécifie qu’une “une base de données industrielle a été révisée pour indiquer que la vente ou le transfert à Mahan avait été annulée. Le timing de cette révision est douteux “.
L’avion est maintenant en route pour Kam Air, une compagnie aérienne afghane qui pourrait être liée à Aftrans. Les tentatives pour joindre cette dernière ont échoué.
La Banque de l’Utah et Trueaero n’ont pas répondu aux demandes de renseignements supplémentaires concernant cet avion.
Wikipedia
“Faire semblant d’être journaliste”
En octobre de cette année, Juda Allahoundoum, l’éditeur du journal tchadien “Le Visionnaire”, a été arrêté et accusé de “faire semblant d’être journaliste”, selon le Comité pour la Protection des Journalistes.
Son crime? Il avait rédigé un article sur l’apparition de l’avion américain à destination syrienne sur le registre des avions du Tchad et l’enchevêtrement de hauts responsables et de membres de la famille du dirigeant autoritaire du pays, le président Zakaria Deby Itno. Il avait signalé que plusieurs hauts fonctionnaires avaient été interrogés, y compris les anciens chefs de l’autorité de l’aviation civile et un PDG de compagnie aérienne.
Cet article d’Allahoundoum a même prétendu que la réponse du Tchad avait été l’une des forces motrices qui avait motivé la décision inattendue de Donald Trump d’inclure le Tchad dans son ordre de contrôle renforcé pour les immigrants de plusieurs pays à majorité musulmane en septembre 2017.
Le Département d’État et la Maison Blanche n’ont pas répondu aux demandes de commentaires.
Un improbable voyage
Pendant ce temps, le rôle du Comité de l’aviation civile du Kazakhstan est devenu de plus en plus trouble.
En février 2017, deux autres A340 – également enregistrés au Kazakhstan via des sociétés émiriennes, selon des documents révélés par ratel.kz – se sont envolés depuis la capitale grecque directement jusqu’à Téhéran.
L’un de ces avions est maintenant en service pour Mahan. L’autre, selon les images satellites, se trouve toujours dans une zone militaire de l’aéroport de Mehrabad. On ne sait pas trop à quoi il sert.
Dans une lettre révélée en juillet, le directeur général d’EUROCONTROL, l’agence en charge de l’espace aérien européen a noté qu'”à l’heure actuelle, on ne sait toujours pas exactement qui est propriétaire de l’avion et qui a opéré ces vols”.
AP Photo/Susan Walsh
Personne n’a répondu à ces questions, ni l’autorité de l’aviation civile grecque, ni Turboshaft, la société de pièces de rechange basée à Sharjah qui a remporté l’appel d’offre du gouvernement grec.
Un porte-parole a déclaré que l’organisation ne peut pas faire de commentaires sur les vols individuels ou les communications avec les autorités kazakhes.
Les résultats soulèvent des questions sur la raison pour laquelle l’administration Trump n’a pas, au moins publiquement, agi à la suite de telles informations.
Ottolenghi note que l’industrie aéronautique peut être un secteur obscur qui n’aime pas que l’on vienne fouiner dans ses affaires.
“Appliquer des sanctions contre Mahan c’est comme jouer au chat et à la souris – ou un cercle sans fin. Parfois, la souris s’échappe.”
Avec i24 NEWS