ExxonMobil, Apple, Hewlett-Packard, Coca-Cola… : même aux États-Unis, des centaines de grandes entreprises entreprises américaines ont appelé avant l’été le président Trump à ce qu’il n’abandonne pas l’Accord de Paris sur le climat.
Cette mobilisation illustre le revirement qui s’est opéré en moins de 25 ans dans les entreprises à propos du changement climatique : d’une attitude de déni à celle d’engagements proactifs, plus ou moins ambitieux, pour réduire l’empreinte carbone liée à leurs activités.
Un numéro spécial de la revue Entreprises et Histoire analyse les transformations successives qui se sont opérées pour expliquer ce revirement et étudie les stratégies collectives et d’innovation associées. Voici les points saillants à en retenir.
La mise à l’agenda du changement climatique
La question de changement climatique apparaît sur la scène internationale en 1992, avec le Sommet de la Terre de Rio. Cette problématique fera par la suite l’objet d’un cycle de conférences annuelles (les « COP ») sous l’égide des Nations unies.
Si les entreprises ne sont pas conviées aux négociations lors de ces rencontres, elles sont toutefois représentées dans le processus en tant qu’observatrices. Les entreprises sont alors représentées, non pas par des économistes ou des ingénieurs comme c’est le cas aujourd’hui, mais par des juristes.
Ce choix illustre bien la façon dont le secteur privé envisage alors la question climatique : il s’agit de repousser les limites de la responsabilité qui pourrait lui être attribuée. La première COP, qui a lieu à Berlin en 1995, est ainsi marquée par deux types de comportements de la part des entreprises : une attitude défensive, visant à minimiser voire à nierl’existence du phénomène climatique ; une attitude offensive, destinée à se doter d’un mode de représentation officiel dans le processus de négociation des COP.
Se défendre ou passer à l’attaque
Le comportement défensif, bien documenté dans la littérature en sciences de gestion, a fait l’objet d’une forte couverture médiatique. Il désigne un intense effort de lobbying, coordonné par des coalitions d’entreprises majoritairement nord-américaines et hostiles à l’action climatique internationale. La plus connue d’entre elles est la Global Climate Coalition, rassemblant plus de 55 entreprises nord-américaines, principalement des énergéticiens et des pétroliers. Ces coalitions, qui ont tenté d’empêcher l’adoption du Protocole de Kyoto, se dissolvent progressivement à partir de l’entrée en vigueur dudit Protocole, en 2005.
Notons cependant que dès 1997, certaines grandes entreprises jugeant la régulation climatique inéluctable, se retirent de ces coalitions. Ainsi, Lord Browne, PDG de British Petroleum à l’époque, déclare, avant même la signature du Protocole de Kyoto, à propos du changement climatique : « We have moved beyond denial ».
Le comportement offensif est moins connu du grand public. Les entreprises demandent ici à soumettre à l’agenda climatique international la discussion d’un mode de représentation officiel. L’argument principal étant que l’on ne peut discuter de l’effort d’atténuation sans impliquer les acteurs qui seront effectivement responsables de mener à bien cet effort.
La délégation de la Nouvelle-Zélande parvient ainsi, lors de la première COP de Berlin en 1995, à inscrire cette question au débat officiel. Les discussions qui s’en suivent dureront un an et se solderont par un échec. La cause en est double : il y a d’abord l’idée très ancrée que les entreprises ne sont pas légitimes – pour des questions évidentes de conflits d’intérêts – dans la construction des règles environnementales. Vient ensuite une divergence au sein du secteur privé lui-même. En effet, la diversité des réalités sectorielles se traduit par une diversité des intérêts industriels, parfois antagonistes. Les industriels ne parviennent pas à se mettre d’accord sur un mode de représentation unique de cette diversité d’intérêts.
De nouveaux instruments pour agir
L’adoption, en décembre 1997, du Protocole de Kyoto envoie un signal fort aux entreprises. Celui-ci porte en effet des engagements chiffrés de réduction d’émissions de gaz à effet de serre, mis en cause dans le dérèglement climatique, pour les pays dits de « l’annexe 1 » (c’est-à-dire les pays industrialisés) ; et il préconise également un instrument de politique publique visant à faciliter l’effort mondial d’atténuation, les marchés du carbone. Les entreprises, pointées du doigt comme principales responsables de l’accumulation de gaz à effet de serre dans l’atmosphère, intègrent alors qu’elles seront en première ligne pour diminuer ces émissions.
L’enjeu consiste dès lors pour le secteur privé à traduire la question climatique dans un langage lui permettant de passer à l’action. Car le changement climatique n’est pas naturellement « gérable » par l’entreprise. Comme d’autres problèmes environnementaux, il n’est pas interprétable au prisme des cadres classiques du management stratégique ou de l’économie néoclassique.
Rendre le changement climatique gérable a donc réclamé un effort d’ingénierie sophistiqué, visant à transformer cette question qualitative en chiffres, en prix, en probabilités, et autres éléments de vocabulaire de la gestion stratégique. Les entreprises se sont, par exemple, dotées d’une nouvelle catégorie de risque, le risque climatique, qu’elles construisent à partir des cadres de la gestion du risque ; on y distingue notamment le risque réglementaire du risque de marché et le risque physique du risque de réputation.
Un autre effort de traduction notable, à la même époque, cherche à doter les entreprises d’une comptabilité carbone. Non sans difficulté, ingénieurs et comptables apprennent à travailler ensemble afin des produire cette forme inédite d’instrumentation gestionnaire. Il s’agit notamment, au-delà de l’évaluation de l’empreinte carbone de chaque entreprise ou organisation, d’identifier, au sein de chaînes de valeur, les relations de dépendances aux émissions de carbone qui sont les plus critiques en vue d’agir sur elles.
Un cadre expérimental
Cet effort d’ingénierie est fondamentalement expérimental. Plus ou moins visible selon le mode d’expérimentation, il prend une variété de formes. Certaines entreprises se regroupent ainsi au niveau sectoriel au sein « d’espaces expérimentaux ». Ces espaces sont des lieux physiques au sein desquels les acteurs d’un même secteur industriel se réunissent et discutent leurs spécificités au regard de la question climatique. Ils y proposent des solutions et organisent des expériences visant à tester et comparer ces solutions.
On peut citer à ce propos le cas du Greenhouse Gas and Electricity Trading Simulation (GETS). De 1999 à 2002, le secteur électrique européen a organisé un large effort d’expérimentation collective visant à tester différentes architectures de marchés du carbone et leur impact sur la compétitivité des entreprises du secteur. Cette expérience méconnue du grand public a pourtant joué un rôle clé dans la conception du marché européen du carbone, aujourd’hui pierre angulairede la politique européenne de lutte contre le changement climatique.
Elle a notamment permis de faire émerger un design du marché du carbone (règles et paramètres en réglant le fonctionnement) qui a été presque intégralement repris par la Commission européenne dans la Directive EU-ETS de 2005 qui instaure la création du marché européen des gaz à effet de serre.
Cette activité d’expérimentation est parfois présentée dans la littérature en sciences sociales comme un prolongement de l’effort de lobbying des entreprises, basculant d’un lobbying défensif (contre l’adoption de toute régulation visant à contraindre leurs émissions de carbone) vers un lobbying offensif (visant à imposer les règles qui les contraindront par la suite).
Une interprétation alternative permet de l’envisager comme une période d’intense production de savoirs gestionnaires visant à rendre gérable le problème climatique.
L’émergence des modèles collaboratifs
Depuis les années 2000, les entreprises ont multiplié les expérimentations et, ce faisant, acquis de nouvelles capacités d’action qui, récemment, leur ont permis d’adopter une position proactive sur la question climatique.
Cette transformation accompagne un changement de paradigme plus profond quant à la gouvernance mondiale de l’effort d’atténuation climatique. Ce changement, entériné lors de la COP21, reconnaît l’émergence par le terrain de solutions d’atténuation originales et adaptées à chaque contexte, plutôt qu’une gouvernance centralisée homogène « par le haut ».
Avec ce nouveau paradigme, les entreprises sont devenues forces de proposition et déclinent des solutions originales, à la fois technologiques et managériales.
Soulignons aussi une transformation inattendue dans différents secteurs industriels à forte intensité carbone qui concerne l’adoption de nouveaux business models dits « du partage », c’est-à-dire fondés sur l’échange entre pairs de produits et de services. Dans le secteur des transports, l’autopartage et la location de véhicules entre particuliers se sont ainsi imposés.
S’il n’est pas toujours aisé de mesurer exactement les réductions d’émissions associées à la mise en œuvre de tels dispositifs, la littérature en sciences sociales s’accorde sur un point : ces nouveaux modèles d’affaires transforment à leur tour en profondeur le comportement des citoyens au regard de la question climatique.
C’est ainsi le cas dans le secteur électrique, où les forts investissements en capital, la technicité des métiers et la centralisation de la production semblaient pourtant des freins à l’adoption de ces nouveaux modèles. Mais ce secteur très carboné n’échappe pas à ce mouvement sociétal. De nouveaux acteurs sont apparus ces dernières années sur le marché, dans les pays d’Europe du Nord notamment, permettant aux citoyens de s’approprier les questions de l’énergie et de penser autrement leurs modes de production et de consommation.
Avec weforum