5% des salariés sont touchés. Pour cacher cette tare honteuse à leurs yeux, ils ont appris à donner le change, et cette fuite en avant est potentiellement destructrice pour eux et pour l’équipe. Sachez les repérer et leur redonner confiance.
C’est l’histoire d’un employé de bibliothèque chargé de classer les livres rapportés par les adhérents et qui n’avait jamais le temps de lire le moindre roman tant il était affairé dans les rayons. «Il a travaillé pendant des années avant qu’on découvre qu’il ne savait ni lire ni écrire: il effectuait son travail en s’appuyant sur sa mémoire colossale», se souvient Michel Bourgeois, consultant chez Cossema (conseil en management).
Coût élevé. Sujet sensible s’il en est – on se souvient de l’émotion soulevée en septembre quand le ministre de l’Economie, Emmanuel Macron, avait pointé du doigt d’ex-ouvrières de Gad -, l’illettrisme touche 1,5 million de salariés, soit 5% de la population active française (chiffres Insee, 2011). En clair, ces personnes ont été scolarisées, mais elles maîtrisent si mal la lecture et l’écriture que déchiffrer une ligne de texte, même simple, devient pour elles un véritable calvaire. Ce taux atteint 10% dans les entreprises du bâtiment et de l’industrie, et grimpe même à 15% dans les sociétés de nettoyage.
Dans les entreprises les plus touchées, les risques de confusion posent de graves problèmes de sécurité (consignes non respectées), de qualité (tâches mal effectuées) et, au final, de rentabilité. «Le coût économique de l’illettrisme, précise Michel Bourgeois, est estimé à 10 milliards d’euros par an, sous la forme de produits ratés et jetés, de machines cassées et d’accidents du travail.»
Pour les managers de proximité, il est souvent ardu de repérer qui, parmi ses collaborateurs, souffre d’illettrisme: la plupart du temps, l’il lettré n’a pas de difficulté de compréhension à l’oral et ses compétences techniques sont plutôt bonnes. Au quotidien, il donne donc très facilement le change. Et, comme il a honte de son handicap (il se croit seul à en être atteint) et craint d’être licencié, il le dissimule. «C’est souvent une personne très intelligente qui déploie des trésors d’ingéniosité pour ne pas être démasquée», souligne Michel Bourgeois. Régulièrement confronté au problème, un chef d’équipe de l’usine Seb de Rumilly raconte: «Des ouvriers me disent par exemple: «Je n’ai pas mes lunettes sur moi» ou «Je ne comprends rien à ce document, peux- tu le remplir à ma place?»
Evitement. Toutefois, certains indices doivent vous mettre la puce à l’oreille: des stocks de consommables qui disparaissent beaucoup plus vite que prévu car les conseils d’utilisation ne sont pas respectés ; de nouveaux outils jamais utilisés parce que le mode d’emploi n’est pas décrypté ; des bons de commande toujours remplis hors délais… «Dès que vous demandez à ces personnes de lire quelque chose ou de remplir un document, vous devez systématiquement attendre le lendemain pour avoir leur retour», ajoute Maurice Monoky, directeur de la société de formation AFP2i, qui réalise des journées de sensibilisation sur la question pour DRH et managers. Certains illettrés mettent aussi au point de véritables stratégies d’évitement. Ils constitueraient ainsi une part importante des 30% de salariés qui ne vont jamais en formation. Lorsqu’un collaborateur refuse systématiquement des stages au motif que le sujet ne l’intéresse pas ou qu’il ne peut pas s’absenter deux ou trois jours de l’entreprise, tâchez d’approfondir cela avec lui: il est fort possible qu’il soit en réalité incapable de suivre des cours et qu’il invente des prétextes pour s’en dispenser.
Plaie intime. Chez Eiffage, Seb ou Carrefour, on se mobilise pour repérer ces personnes et leur proposer des formations spécifiques. Mais comment aborder ce sujet délicat? «Cela nécessite du doigté de la part des cadres, souligne Maurice Monoky. Il faut commencer par rassurer l’intéressé sur la qualité de son travail, valoriser ce qui fonctionne bien, puis parler de «compétences de base à renforcer» plutôt que de dire «Ca ne va pas: tu ne sais ni lire ni écrire». L’illettrisme est vécu comme une plaie intime, mieux vaut donc éviter de rouvrir les blessures et de braquer les esprits.»
Serious game. Mais, comme les formations de remise à niveau sont très longues (comptez deux ans), certains managers font appel au système D et recourent à des astuces mnémotechniques pour compenser les lacunes de leurs collaborateurs. Christophe Wallet, chef du rayon Liquides à l’hypermarché Carrefour de L’Haÿ-les-Roses, en banlieue parisienne, s’est montré particulièrement inventif: «Une personne de mon équipe, qui ne savait ni lire ni compter, ne pouvait pas réaliser l’inventaire du magasin. Pour qu’elle puisse quand même faire du rangement, j’ai élaboré un système à base d’illustrations: dans les rayons du stock, j’ai remplacé les noms de produits par leur photo. Sur les feuilles à remplir, chaque case comportait une couleur renvoyant à un document où était dessinée l’information qu’elle devait compléter: le bleu pour ses initiales, le rouge pour le nom du produit, etc.»
Par ailleurs, des outils modernes et adaptés voient le jour. La société d’e-learning Formagraph a ainsi édité un serious game simple d’utilisation et en partie gratuit permettant aux salariés d’apprendre seuls (imagana.com).
Mentorat. En attendant, le manager de collaborateurs illettrés doit se transformer en mentor. «Leur autonomie ne vient pas tout de suite, explique Anne Castanier, formatrice chezAFP2i. Il est essentiel de les former et de leur laisser le temps de mettre en pratique ce qu’ils ont appris.» Pour les intéressés, le jeu en vaut la chandelle: «Il m’a fallu cinquante ans pour apprendre à écrire mon nom, mais, au jour d’hui, je suis fier de pouvoir le faire», conclut l’un d’eux.
Les 6 signaux qui doivent vous alerter
Pris isolément, les indices figurant ci-dessous peuvent concerner n’importe lequel de vos collaborateurs. Mais, dès lors qu’ils convergent, les chances que vous ayez affaire à un illettré augmentent.
- Il oublie régulièrement ses lunettes.
- Il n’a jamais de stylo sur lui.
- Il rend systématiquement en retard les documents qu’il doit remplir (contrats, bons de commande, formulaires administratifs, etc.).
- Il faut lui répéter plusieurs fois les consignes.
- Il n’utilise pas bien les nouveaux outils: mauvaise configuration, défaillances et pannes sont fréquentes.
- Il a du mal à se situer dans l’entreprise, à identifier les services et à comprendre son organigramme.
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