Les technologies numériques et les flux de données occupent une place de plus en plus importante dans les négociations commerciales. Comment les États africains se positionnent-ils dans ces discussions pour développer leur économie numérique et soutenir l’industrialisation numérique ?
Dans cet article, nous revenons sur la récente tendance vers la réglementation de nouveaux aspects des technologies numériques et des flux de données dans le cadre des règles commerciales internationales. Au vu de l’importance croissante des technologies numériques et des données, ces changements pourraient fort bien déterminer l’orientation future de l’économie numérique, de l’industrialisation et de la transformation structurelle de l’Afrique. Néanmois, jusqu’à présent, peu d’attention a été accordée aux difficultés spécifiques auxquelles sont confrontés les pays africains.
Du commerce électronique au commerce numérique
L’élaboration des politiques commerciales dans les domaines du numérique et des données a rapidement évolué ces dernières années. Les chapitres commerciaux concernant le « commerce électronique » (e-commerce) sont désormais discutés en termes de « commerce numérique » (digital trade). Ce changement de terminologie est révélateur d’une volonté de réguler un ensemble plus large de questions numériques qui ont des implications transfrontalières.
Il est utile de se pencher sur les facteurs qui expliquent cette évolution vers le « commerce numérique ». Le plus important d’entre eux est le développement rapide des technologies, des outils et des services numériques à l’échelon mondial. À mesure que la connectivité s’étend à l’ensemble de la planète, les services numériques et les données font de plus en plus partie intégrante des économies, notamment dans des domaines tels que le commerce électronique ou les services publics en ligne. Nous sommes également à la veille de toute une série de nouvelles innovations dans des domaines tels que l’intelligence artificielle, l’informatique en nuage, les machines à intégration numérique et les données de masse, qui s’annoncent déterminantes pour l’économie mondiale dans les décennies à venir.
On observe également le développement d’entreprises dotées de modèles d’activité mondiaux qui exploitent les outils numériques et les flux de données. On trouve parmi elles des entreprises numériques bien connues, mais également des entreprises mondiales qui sont en train d’intégrer la livraison numérique des produits, des services et des données à leurs activités de base. Ces entreprises, généralement originaires des États-Unis ou de l’UE, se sont souvent heurtées à des barrières lorsqu’elles ont essayé de pénétrer sur des marchés étrangers. Dans certaines régions, les règles qui entravent les flux de données ou restreignent les échanges internationaux limitent leur expansion. L’hétérogénéité des cadres réglementaires entre les pays augmente également le coût de leurs modèles d’activité mondiaux. Compte-tenu de la mobilisation politique croissante de ces entreprises, leur volonté de libéralisation du commerce numérique est devenue partie intégrante des objectifs commerciaux nationaux de certains pays, et notamment des États-Unis[1].
Ces facteurs ont conduit à l’introduction de règles juridiquement contraignantes dans différentes négociations commerciales en vue de lutter contre les barrières au commerce numérique. Les règles proposées comprennent, par exemple, des dispositions qui obligent les pays à autoriser la libre circulation des données à travers les frontières, qui empêchent les entreprises étrangères d’avoir l’obligation de conserver leurs données localement ou qui interdisent l’application de conditions de marché ou de droits de douane aux entreprises numériques étrangères. L’adoption de règles de cette nature dans des accords commerciaux les soumet aux mécanismes de règlement des différends, ce qui signifie que même pour les États dépourvus d’importants actifs numériques nationaux, le non-respect de ces règles pourrait s’avérer préjudiciable en cas de mesures de rétorsion touchant d’autres secteurs de leur économie.
En ce qui concerne les accords commerciaux bilatéraux ou régionaux, les avancées les plus notables en matière de commerce numérique se trouvent dans la section du Partenariat transpacifique (PTP) consacrée au commerce électronique, qui restera probablement en place dans l’accord révisé de Partenariat transpacifique global et progressiste (PTPGP) qui fait suite au retrait des États-Unis. Le commerce numérique et les flux de données font également partie des négociations concernant l’Accord sur le commerce des services (ACS) et le Partenariat transatlantique de commerce et d’investissement (PTCI), même si celles-ci sont actuellement en suspens. La renégociation en cours de l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA) porte également sur des questions numériques. Certains accords bilatéraux de libre-échange, comme par exemple ceux des États-Unis avec le Japon ou la Corée, contiennent également déjà des règles concernant le commerce numérique. Bien que ces règles aient un impact direct uniquement sur les parties à ces accords, elles auront également un impact indirect sur d’autres pays en raison des pressions croissantes qu’elles suscitent en vue de l’adoption de règles similaires au niveau multilatéral. C’est ainsi que l’on observe des propositions similaires au niveau de l’OMC, qui cherchent à étendre le programme de travail existant sur le commerce électronique aux aspects plus larges du commerce numérique.
En Afrique, beaucoup de responsables politiques sont encore aux prises avec la difficulté d’offrir une connectivité numérique de base. Seuls quelques-uns d’entre eux ont commencé à réfléchir aux implications plus larges de l’économie numérique et de la digitalisation, alors que ces questions ont des implications majeures pour le continent africain. En matière de règles commerciales, la question se pose de savoir comment les règles relatives au commerce numérique affecteront les accords commerciaux existants. Dans les services, par exemple, un certain nombre de pays africains bénéficient toujours de protections au titre de l’Accord général sur le commerce des services (AGCS) de l’OMC. Le développement rapide de services distribués sous forme numérique est en train d’affaiblir ces protections et de nombreux pays soupçonnent que les règles relatives au commerce numérique constituent un moyen de faire pression en vue d’une libéralisation totale de l’accès aux marchés dans les services. Il existe également une volonté croissante d’industrialisation et de transformation structurelle de la part des États africains. À l’heure où le numérique joue un rôle de plus en plus central dans l’industrialisation et le rattrapage technologique, il devient crucial de bien comprendre l’impact des règles relatives au commerce numérique sur les stratégies industrielles.
Notre analyse montre qu’à ce jour, le Nigeria est le seul pays africain qui s’efforce de développer de manière cohérente une politique numérique nationale, au moyen d’une législation qui soutient la création de contenu local dans le domaine du numérique et oblige les entreprises étrangères à localiser leurs données. À travers ces mesures, le Nigeria ambitionne clairement d’utiliser l’accès numérique à son important marché comme levier pour promouvoir le développement de compétences numériques locales. En dehors du Nigeria, il existe quelques législations éparses susceptibles de relever du commerce numérique[2]. L’Algérie et l’Afrique du Sud ont par exemple des règles locales jugées exigeantes pour les entreprises étrangères en matière de commerce électronique. Dans le contexte plus large du commerce numérique, toutefois, il est peu probable que ces règles africaines aient une influence autre que marginale sur les secteurs numériques ou les flux de données d’aujourd’hui.
Quelle position dans les négociations pour l’Afrique ?
Les pays africains pourraient avoir de bonnes raisons d’adhérer à des clauses sur le commerce numérique dans le cadre d’accords commerciaux. À court terme, cela peut les aider à développer leur économie numérique nationale, notamment du côté de la consommation. La cohérence des règles est susceptible d’attirer les entreprises numériques étrangères qui sont en train de mettre en place des modèles d’activité mondiaux. Le développement des écosystèmes de paiement numérique et de la logistique peut s’avérer un atout pour le développement du commerce électronique à l’échelon national. À moyen terme, ces règles peuvent servir de base au développement d’activités numériques ou numérisées au-delà de leurs frontières sans le risque de se heurter à des barrières. Cet aspect pourrait s’avérer particulièrement précieux pour les pays africains de plus petite taille pour lesquels une portée régionale est indispensable à la croissance des entreprises.
Il peut toutefois y avoir des risques à adopter des règles trop générales en matière de libéralisation du commerce numérique. Même si les spécialistes et négociateurs commerciaux actifs au niveau multilatéral sont susceptibles d’affirmer le contraire, le commerce numérique reste une notion vaguement définie et les implications des règles dans ce domaine ne sont pas encore bien comprises. Le manque de connaissances en matière de politiques du numérique s’explique également par le fait que les technologies numériques sont encore en pleine évolution, avec d’importantes nouveautés depuis un ou deux ans dans des domaines tels que l’intelligence artificielle, les drones ou la numérisation.
Il ne semble donc pas forcément opportun de s’engager dès à présent sur des règles juridiquement contraignantes qui risquent d’affecter la capacité des pays à élaborer une « politique industrielle numérique » cohérente. Il est possible que pour se développer plus rapidement dans le domaine numérique, les pays africains se tournent vers des options politiques plus stratégiques, qui encouragent leur transformation structurelle, au lieu de simplement prendre des engagements de libéralisation des échanges. Une telle approche pourrait conduire à des mesures plus interventionnistes et, probablement, à des positions intermédiaires en matière de commerce numérique, avec la mise en place de règles sectorielles ou dynamiques dans ce domaine.
Manœuvrer à l’OMC
Les discussions sur le commerce électronique ont constitué un aspect important de la conférence ministérielle de l’OMC de 2018 en Argentine. Dans l’esprit de ce que nous venons d’évoquer, il y a ainsi eu des tentatives d’élargissement du programme de l’OMC sur le commerce électronique pour y inclure le commerce numérique. L’histoire de ce programme remonte à 1998, date de son lancement. Les discussions s’étaient quelque peu assoupies au milieu des années 2000 par manque d’intérêt, mais se sont ravivées plus récemment dans le contexte d’une demande grandissante de règles relatives au commerce numérique.
L’examen des positions de négociation formulées par les membres de l’OMC avant la conférence ministérielle fait ressortir différentes tentatives visant à élargir et repositionner les travaux de l’organisation en direction du commerce numérique. Dans les discussions initiales, les États-Unis avaient établi une liste de questions relatives au numérique qui allait bien au-delà du commerce électronique en vue d’ouvrir des négociations dans ce domaine[3]. Mais avec le changement d’administration, les États-Unis ont réduit de manière drastique leur implication dans les discussions plus récentes. Suite à cette présence américaine plus discrète, les discussions se sont orientées vers un programme axé sur le « commerce électronique au service du développement » mis en avant par le Costa Rica, avec le soutien d’une alliance d’autres pays en développement tels que le Pakistan ou la Colombie[4]. Se voulant davantage centrée sur le commerce électronique, cette alliance mettait notamment l’accent sur la possibilité pour les PME de s’impliquer davantage dans les exportations grâce au commerce en ligne. Cette proposition avait également le soutien implicite de la Chine, dont les ambitions d’expansion mondiale du commerce électronique expliquent son ouverture à un tel programme.
Pendant les négociations, une forte opposition à ces propositions s’est manifestée sur plusieurs fronts, en provenance notamment d’un Groupe africain bien organisé qui les a critiquées à plusieurs reprises[5]. Encore peu industrialisés, les pays africains craignent de se retrouver du côté des perdants dans l’hypothèse d’un élargissement des règles. Dans sa communication la plus combative, le Groupe africain soutient ainsi que « les règles multilatérales existantes limitent notre marge de manœuvre de politique interne et notre aptitude à nous industrialiser ».[6] Même les positions plus modestes du Costa Rica ont été critiquées et accusées de déguiser d’autres desseins, le document déclarant que « pour le Groupe africain, le “Programme sur le commerce électronique au service du développement” est un “Programme de libéralisation des échanges”». La position du groupe africain avait pour but de préserver « l’espace politique » de ses membres, mettant l’accent sur la nécessité d’aplanir les obstacles techniques sans pour autant établir de nouvelles orientations pour le commerce électronique, que ce soit dans le cadre du programme de travail existant ou d’un nouveau cadre à définir.
Avant la conférence ministérielle, certains affirmaient dans leurs déclarations que ce serait le « sommet du commerce électronique », avec une nouvelle impulsion et des programmes démontrant la capacité de l’OMC à se moderniser. Mais en fin de compte, aucun résultat multilatéral substantiel n’a été obtenu, les membres de l’OMC se contentant d’adopter une décision ministérielle relativement neutre qui ne fait que préserver le statu quo. Un groupe de 70 membres a également signé une déclaration conjointe indiquant qu’ils « engagerons ensemble des travaux exploratoires en vue de négociations futures à l’OMC sur les aspects du commerce électronique liés au commerce », bien que cette démarche ne concerne aucun pays africain à l’exception du Nigeria. Bien que cette absence de résultat multilatéral ait pu être perçue comme un échec dans certains cercles, elle pourrait être considérée comme un succès pour les négociateurs africains en termes d’influence sur l’ordre du jour.
Vers des alliances africaines dans le commerce numérique
Dans son essence, notre point de vue est que les orientations nécessaires à la définition des politiques commerciales relatives au numérique ne sont pas clairement établies. À ce stade préliminaire, les conflits et les impasses dans les discussions ne doivent pas être considérés comme des échecs, mais comme un élément important du processus d’identification d’orientations politiques équitables, notamment pour des régions comme l’Afrique. Nous pensons qu’il est prématuré pour les États africains de s’engager à respecter le type de politique commerciale numérique généralement définie dans les négociations. Il est logique que l’Afrique cherche à souscrire à certaines règles, à la marge, pour faciliter la mise à disposition des plateformes étrangères et le commerce électronique, tout en évitant de prendre des engagements excessifs à l’égard de règles susceptibles d’avoir des impacts à long terme.
Sachant que les orientations futures du commerce numérique commencent déjà à être formalisées, il est essentiel que les dirigeants africains soient capables de formuler leur position pour contribuer à la définition de la nature des travaux à venir. Le résultat des négociations dans le cadre d’accords tels que le PTPGP ou l’AGS est susceptible de servir de modèle aux futures règles multilatérales. Cela conduit à la question plus difficile de savoir quelle est la meilleure manière pour les États africains de s’impliquer pour éviter de se voir imposer des règles problématiques à l’avenir.
Les discussions de l’OMC font ressortir des orientations utiles pour l’avenir en ce qui concerne les pays africains. Les négociateurs du continent ont pu se rassembler pour mieux comprendre les enjeux et exprimer clairement leur position. Grâce au processus de l’OMC, différentes positions, alliances et orientations potentielles se sont fait jour dans le cadre de discussions critiques impliquant un large éventail de parties prenantes au-delà des entreprises technologiques, et cela devrait se poursuivre. Il serait aussi préférable que les débats sur le commerce numérique s’élargissent et prennent également place en dehors du cadre tendu et peu transparent des négociations commerciales. Il serait ainsi prudent de faire une utilisation plus large de forums multipartites, dans le cadre par exemple du Sommet mondial des Nations unies sur la société de l’information (WSIS en anglais) ou du Forum sur la gouvernance de l’internet (FGI) en vue de former des alliances et de définir des approches politiques adaptées. Il incombe également aux leaders africains du numérique, et notamment au Nigeria et au Rwanda, de guider les alliances africaines vers l’avenir.
En résumé, nous avons évoqué la transition des règles concernant le « commerce électronique » vers le commerce dit « numérique » au sein du système commercial international. Il apparaît évident que le commerce numérique constitue un domaine aux contours plutôt flous, souvent influencé par ceux qui ont la maîtrise de l’ordre du jour. Dans un monde marqué par les transformations numériques et l’évolution des flux de données, il devient impératif d’identifier les meilleures pratiques en matière de politiques, surtout pour les économies africaines.
S’agissant de l’avenir, les dirigeants africains doivent veiller à ne pas prendre des engagements politiques qui les amèneraient à trop se lier les mains pour la suite. Ils ont besoin de développer une vision claire des perspectives d’avenir et de forger des alliances pour rendre leurs programmes plus cohérents entre eux. Le moment est venu de commencer à définir ces programmes, qui continueront certainement de dominer les débats commerciaux dans les décennies à venir.
Auteurs : Christopher Foster, Maître de conférence en technologies de l’information et de la communication et innovation à l’Université de Sheffield. Shamel Azmeh, Professeur adjoint de développement international et d’économie politique internationale à l’Université de Bath.