Travailler la terre et vivre des fruits de ce travail. En inventant l’agriculture, l’humanité a opéré une révolution majeure dans son mode de vie, aussi majeure peut-être que la maîtrise du feu, mais certainement bien plus fondamentale que la récente révolution numérique, si l’on considère l’échelle biologique et non historique. Mais aujourd’hui, l’humanité est confrontée à une situation sans précédent, où le risque de pénurie alimentaire n’est pas seulement lié aux aléas climatiques et à l’occurrence de catastrophes naturelles, mais également à la constante démographique moderne, qui fera que nous serons plus de 11 milliards d’humains sur la planète à la fin du siècle, dont 4 sur 10 seront africains.
L’Afrique, terrain idyllique pour l’« agritech »
Aussi, sur cet arrière-plan omniprésent, se dessinent aujourd’hui les contours d’une nouvelle révolution, autant grisante que vitale, et ce pour l’Afrique plus que pour nul autre Continent. Il s’agit en l’occurrence du mariage -programmé- entre ce qu’il y a de plus «naturel» dans l’activité économique humaine, l’agriculture, et l’expression la plus évoluée de ses capacités de création «artificielle». En effet, l’«agritech» ou agro-technologie, est désormais identifiée comme une composante nodale de la solution qui permettra à la fois de nourrir l’humanité entière et préserver sa matrice vivrière. Evidemment, l’enjeu pour l’Afrique est encore plus marqué, vu les difficultés alimentaires dont continuent à souffrir actuellement ses populations, et qui risquent de s’exacerber avec le dérèglement climatique. Or, la voie salutaire des agro-technologies nécessite la prolifération des véhicules qui peuvent en porter les idées et les innovations : les agro-startups. Ces jeunes pousses innovantes qui s’activent sur le terrain des chaines de valeur agricoles, se concentrant sur des problématiques précises pour la plupart, ou même repensant structurellement les modes de fonctionnement pour les plus disruptives d’entre elles.
Pour ces startups agro-orientées, l’Afrique est un terrain de jeu sans rival. «Le secteur agricole jouit d’un potentiel exceptionnel qu’il faut aujourd’hui optimiser, face aux enjeux auxquels sont confrontés la plupart des pays africains. La démographie galopante, l’explosion de la demande mondiale, la difficulté de tirer des revenus substantiels pour les petits agriculteurs, le déficit de mesures structurelles d’accompagnement, les dérèglements climatiques désormais permanents, l’enclavement numérique, … sont autant de défis et à la fois des opportunités offertes aux entrepreneurs innovants pour apporter des solutions nouvelles permettant de dynamiser le secteur, d’accélérer son processus de développement et de promouvoir une croissance agricole durable», explique à La Tribune Afrique Aldo Fotso, directeur exécutif d’Africangels avant de pointer du doigt ce qui, paradoxalement, se révèle être à la fois le frein et le catalyseur des «afro-agro-satrtups» : «Le potentiel agricole africain est malheureusement entravé par une série d’obstacles liés au manque de dynamisme des canaux de distribution, à la faiblesse de la production énergétique, ou encore au déficit des voies de communication et des infrastructures technologiques».
Agir sur le maillon ou révolutionner la chaîne
En effet, le paradoxe en Afrique, c’est que ce sont les éléments mêmes qui peuvent freiner le développement des jeunes pousses qui constituent l’objet des innovations sur lesquelles elles sont susceptibles de se pencher, notamment dans le domaine agricole. Dans ce sens, l’on peut identifier deux catégories d’agro-stratups qui réussissent. Les premières, dominantes en nombre, identifient une problématique spécifique dans la chaine de valeur, et tentent d’y apporter une solution innovante, en mettant à profit les nouvelles technologies. Les secondes, moins nombreuses, mais dont l’impact sur le marché est démultiplié, considèrent la chaîne de valeur de manière globale, et apportent une «révolution» systémique aux modes de fonctionnement. Contacté par La Tribune Afrique alors qu’il était à Delhi en Inde, notamment pour analyser les chaînes de valeurs agricoles locales, un jeune expert nous livre des facteurs clés sur cette thématique : l’approche terrain est l’élément clé dans la survie et la croissance des jeunes pousses, quelle que soit leur échelle d’intervention.
«Les startups qui échouent sont celles qui ne considèrent pas le terrain, ses besoins et contraintes, et qui pensent que se contenter d’une démarche du haut vers le bas, en tentant de mettre en œuvre des idées théoriques ou abstraites, même si ces dernières peuvent être brillantes», souligne Fadel Bennani co-fondateur de The Seed Project, un Think-Tank qui décortique les relations entre les chaînes de valeur agricoles d’une part et la collecte, l’analyse et l’accès à l’information de l’autre. «Parmi les startups qui réussissent nous avons pu identifier deux types d’entreprises. D’une part celles que je qualifie de “loupe”, qui se focalisent sur un problème particulier de la chaine de valeur agricole et y apportent une innovation pour le régler. Cette catégorie, qui représente grosso modo les trois quarts des cas, apporte une valeur ajoutée indéniable, en résolvant des problèmes de court terme avec des solutions de court terme, mais manque d’approche globale. D’autre part, il y a des entreprises qui adoptent dès le départ une approche globale et systémique, remettent à plat les chaînes de valeur et réinventent ainsi les process», détaille Bennani.
Terre et technologies, les connexions du futur
Ainsi, quelle que soit son approche, une agro-startup s’attaque, en partie ou dans son ensemble, aux lacunes des chaînes de valeur agricoles, avec un objectif d’optimisation, au profit des deux extrémités de la chaîne : le fermier et le consommateur. Penchons-nous donc brièvement sur cette chaîne de valeur afin d’identifier les champs d’intervention possibles pour les agro-startups, notamment en Afrique où les process sont souvent archaïques et même quelques fois anarchiques (pour ne pas dire absents). Au cœur de la chaîne, nous retrouvons évidemment le fermier qui travaille la terre. En Afrique, l’agriculteur vivrier et familial représente l’écrasante majorité de la production alimentaire locale, même si les grandes exploitations et quelques grands propriétaires fonciers gagnent du terrain.
Pour atteindre le consommateur final et vivre de son travail, le fermier a besoin d’un éventail d’éléments : le financement pour assurer son activité (et son quotidien) et l’assurance pour sécuriser sa récolte et ses revenus ; les intrants biologiques (semences, plants, …) et chimiques ainsi que l’équipement pour lancer et entretenir sa campagne ; un savoir-faire intellectuel et technique ; et des moyens logistiques et commerciaux pour atteindre le marché et ainsi le consommateur final. Entre les deux bouts de cette chaîne, une infinité de maillons s’entrelacent, et l’agro-startups intervient forcément sur un ou plusieurs d’entre eux.
Aujourd’hui, se sont encore les solutions les plus simples et les plus proches du terrain qui fonctionnent le mieux, et l’usage de technologies actuelles reste le plus facilement adopté par les cibles. «La téléphonie mobile qui est bien souvent le seul outil d’accès aux nouvelles technologies des agriculteurs en Afrique, offre des opportunités formidables pour répondre à ce déficit et au besoin de transformation du secteur. L’exemple du Nigéria est assez éloquent pour montrer comment plus de 4 millions de personnes ont pu bénéficier d’un programme de portefeuilles mobiles pour l’octroi de subventions à l’achat d’engrais, entraînant ainsi en seulement 2 ans, une chute de 300 à 22 dollars du coût de l’engrais pour l’agriculteur», confirme et illustre Aldo Fotso. «L’innovation est l’une des clés pour une part substantielle des problématiques sur le marché agricole, à partir de laquelle les entrepreneurs parviennent à apporter des solutions pour transformer le secteur agricole, répondre aux besoins d’aujourd’hui et anticiper les besoins futurs des générations à venir», conclut-il. Il est plus que probable que l’alimentation des futures générations n’ait de point commun avec la nôtre que les nutriments de base qui la constituent. De même, le fermier de demain devra être aussi fortement connecté à sa terre qu’aux technologies les plus avancées sur la planète.
3 Questions à Jean Baptiste Satchivi, Président de la Chambre de commerce et d’industrie du Bénin
LTA: Le secteur agricole en Afrique est-il propice à l’investissement de jeunes entrepreneurs innovants ?
Jean Baptiste Satchivi : Le potentiel africain en matière d’agriculture et d’agro-industrie n’est plus à démontrer, les chiffres étant assez éloquents dans ce sens. L’optimisation de ce potentiel est devenue aujourd’hui un enjeu crucial pour le développement du Continent lorsque l’on considère l’évolution démographique mondiale qui est en forte croissance. Pour y arriver, le secteur privé africain doit prendre une part plus active et plus spontanée dans la recherche de solutions et d’idées afin de motiver davantage les gouvernants à aller vers la création de conditions socio-économiques favorables à une agriculture épanouie et épanouissante pour les populations africaines. Les jeunes entrepreneurs africains rivalisent au quotidien de créativité et d’innovation, et leurs actions sont orientées vers la recherche de solutions modernes destinées à dynamiser l’activité économique et le mode de vie des peuples africains de manière générale.
Quels sont, selon vous, les champs d’intervention de prédilection pour les jeunes agro-startupers africains ?
Dans l’agriculture et l’agro-industrie, les innovations des jeunes promoteurs d’entreprises sont censées favoriser une accélération des processus de production et aussi une meilleure maîtrise de la production agricole, surtout lorsque l’on considère les innovations digitales. Le besoin que révèlent les jeunes promoteurs d’entreprises digitales offre l’opportunité de passer plus rapidement d’une agriculture de subsistance à une agriculture créatrice de revenus qui assure l’autosuffisance alimentaire pour l’ensemble des peuples de notre planète, mais aussi l’équilibre macroéconomique de nos pays à travers l’amélioration continue des revenus issus des exportations des produits agricoles. Au bout de toutes les réflexions de notre ère, il ressort de manière consensuelle que le moment est venu pour que l’Afrique joue une partition déterminante dans l’histoire du monde, et c’est une raison très importante qui doit motiver l’essor de jeunes entrepreneurs innovants dans le secteur de l’agriculture et l’agro-industrie.
Quels sont, à votre sens, les éléments déterminants pour la réussite des startups dans ce domaine sur le continent ?
Outre les problématiques communes à toutes les entreprises, avec le Think Tank, Afrique Grenier du Monde, la Chambre de Commerce et d’Industrie du Bénin, et Africangels et de jeunes promoteurs de startups, venus de toute l’Afrique, nous avons déterminé trois axes sur lesquels doivent s’appuyer les réflexions pouvant offrir le plein succès aux startups engagées par exemple dans la digitalisation du secteur agro-industriel. D’abord, l’agriculture n’est pas un secteur économique comme les autres, car la survie des personnes en dépend directement. Il faut donc former les jeunes promoteurs de startups à avoir une connaissance profonde du secteur, à en comprendre les enjeux. Ensuite, dans le même sens il faut un meilleur investissement par le secteur privé pour créer un effet d’entraînement chez les jeunes promoteurs. Plus le secteur privé s’appropriera son rôle de leadership dans la résolution des problématiques de développement du secteur, plus il y aura une diversité d’opportunités pour ces jeunes promoteurs de startups qui débordent de créativité. Enfin, sur la question du financement, il faut aller au-delà même de la facilitation de l’accès à tout le secteur et envisager un modèle de financement adapté aux startups qui s’intéressent au secteur agricole afin de donner l’occasion aux startups de proposer des solutions révolutionnaires et durables.
Avec La tribune